mardi 15 juillet 2014

Courrier des lecteurs

//Page 90 du numéro 702 des Cahiers du Cinéma//

Je ne savais pas comment faire
Oh mon dieu quel enfer
Et par où commencer
C'est la timidité

Chers Cahiers du Cinéma,
Tu ne pouvais pas le savoir mais dimanche prochain, cela fera dix-sept ans que je n'aurai plus dix-sept ans, cela fait donc un peu plus de dix-sept ans que je te lis.
Tes premiers numéros, je ne les achetais pas, je les empruntais, et même une fois je t'ai volé (forcément, c'était celui sur la Nouvelle Vague).
Certains exemplaires restent à jamais liés à des moments très précis de ma vie. Celui que j'ai lu dans le train quand je suis partie de mon hypokhâgne pour de mystérieuses raisons (avec Nicolas Cage en couverture, je t'avoue que ça ne m'a pas trop consolée), celui que je lisais quand j'ai appris que j'étais reçue au concours de première année de médecine (Luis Bunuel, déjà plus enthousiasmant), celui offert par mon amoureux l'été de notre rencontre (ça tombait bien, Truffaut faisait ta une). Il y a même des numéros pour lesquels j'éprouve une sorte de fétichisme, celui qui est paru après la mort de Rohmer par exemple, et son titre réjouissant, Rohmer for ever. Celui-là, je l'ai rangé de telle sorte que j'ai toujours un oeil sur lui quand je suis assise à mon bureau. Il y en a aussi que j'exècre et à cause desquels j'ai failli rompre avec toi. Ainsi, celui avec Johnny H. m'avait beaucoup énervée, j'en ai arraché la couverture et c'est la seule fois où j'ai consenti à porter atteinte à ton intégrité physique. Dans les vide-greniers, je guette tes vieux numéros et j'aime les visages des acteurs aux couleurs passées.

Alors voilà, cela fait plus de dix-sept ans que tu nourris chaque mois mon désir insatiable de cinéma et en même temps ma tristesse infinie, parce que du cinéma, je n'en ferai jamais. J'aime l'ampleur de tes entretiens, tes pas de côté et ton intransigeance, j'aime les photographies qui te parcourent, les titres de tes articles, tes partis pris. Certaines fois, à la lecture des méthodes de travail de certains metteurs en scène, j'ai la gorge qui se serre, et je te suis infiniment reconnaissante de me faire vivre ça, cette émotion-là. Tu revivifies tellement régulièrement mes envies de films que je te pardonne certaines lubies, comme la fois où tu avais fait figurer Loft Story dans ton classement des dix meilleurs films de l'année.
Il y a des articles que je n'oublierai jamais, pas parce qu'ils sont meilleurs que les autres mais parce que j'avais l'impression qu'ils avaient été écrits pour moi. Je me souviens par exemple d'Emmanuel Burdeau à propos de Three Times, de Mia Hansen Love qui parle de la Nouvelle Vague (oui bon, je suis incorrigible...) et plus récemment, de Nicholas Elliott quand il dit avec une délicate pertinence ce que lui évoque La Jalousie de Philippe Garrel (d'ailleurs, j'ai entendu à la radio la voix de Nicholas Elliott et elle m'a étrangement émue, j'aime beaucoup le lire et tout à coup il s'incarnait).
A la maison, c'est toujours moi qui t'accapare en premier mais mon amoureux aime bien que je lui lise certains articles à voix haute, et toutes les discussions qui s'ensuivent, tout ce babillage intime que nous avons autour du cinéma, nourrit le désir et incite encore et encore à s'abreuver d'images et d'histoires.
Tout ça pour te dire que quand j'ai vu mon nom dans le dernier numéro, un frisson intense et mystérieux m'a parcourue. Certes tu m'avais gentiment prévenue la veille par un petit message mais la matérialisation de cette annonce m'a filé une immense tachycardie. J'étais tellement ravie que je te pardonne même d'avoir (un peu) coupé mon texte.
Alors j'avais envie de te remercier, pour ça, et pour tout le reste.

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samedi 12 juillet 2014

Les filles face B


Le concept de la fille face B est né d'un dépit ressenti un jour de printemps à Berlin sur un quai de S Bahn.
A nos côtés ce matin-là, pendant l'élaboration (animée) de cette notion, il y avait une fille qui portait un pardessus années 50 bleu marine, trop grand pour elle et pourtant d'une élégance folle, et une autre fille qui avait retroussé son pantalon, révélant une doublure fleurie juste au-dessus de sa paire de New Balance jaune citron. Après avoir fait remarquer ce point de détail à G. d'une voix que j'espérais détachée, j'enchaînai en disant que j'avais bien aimé la chanson qui était passée au Michelberger à la fin de notre petit-déjeuner environ une demi-heure avant notre arrivée sur ce quai de S Bahn, ce à quoi il a très nonchalamment répondu "Bah oui, c'est leur tube en fait." "Et...?" (le truc, c'est que je m'y connais tellement mal en musique actuelle que je ne sais même pas reconnaître un tube. Un tube, pour moi, ça reste ce qui passait au Top 50 quand j'étais enfant, ça va des Yeux revolver à Tout ce qui nous sépare, de Karin Redinger à Week end à Rome, de Voyage voyage à L'a
mour à la plage. Mais je serais bien en peine de citer un tube d'aujourd'hui).
G. a prestement précisé sa pensée: "Tu aimes toujours les tubes, surtout quand c'est de la pop !"
J'ai frémi à l'idée que la fille en pardessus ou l'autre en chaussures jaunes ait entendu cette réflexion et j'ai voulu répliquer mais mes arguments étaient minces vu que j'aimais vraiment bien cette chanson passée au Michelberger: "Pas du tout, archi-faux!... Enfin, ça dépend... Oh non, j'avais tellement envie d'être une fille face B !"
G. a beaucoup ri en entendant cet énoncé mais il a quand même insisté "Et oui, c'est comme ça, tu aimes systématiquement les tubes des groupes de pop ! C'est pas grave (!)"
Devant ma mine à la fois déconfite et révoltée (revival années 90, quand c'était mon attitude quotidienne), il m'a regardé gentiment (grrr) et il a dit, tandis que le S Bahn arrivait, "Bon mais alors elles sont comment les filles face B ?"
J'étais vexée, il fallait faire vite, j'ai résumé comme je pouvais: la fille face B n'aime pas les tubes (sauf ceux de son enfance, on est d'accord), non par posture ni forçage mais réellement par goût. Elle préférera toujours les à côtés, les choses discrètes, voire méconnues, en tout cas sous-estimées. Si elle aime un groupe de filles face A, elle délaisse les chansons évidentes pour le petit air complexe qui ne se fredonne presque pas, celui que personne n'écoute, que tout le monde oublie, sur lequel dans les soirées où le disque passerait, quelqu'un proposerait de réchauffer des feuilletés à la saucisse avec l'approbation générale.
J'entretiens un rapport compliqué à la musique, je n'arrive jamais à en parler parce que je sais que cela donnerait une image forcément réduite de moi. Si j'aime Vincent Delerm infiniment, je n'aime pas pour autant la chanson française par exemple. J'ai du mal aussi à aimer avec modération une oeuvre musicale. Une seule chanson peut circuler dans mon espace pendant plusieurs mois sans s'épuiser, je l'écoute se décomposer, ne plus former un ensemble harmonieux mais une succession de syllabes dont je goûte l'enchaînement et même la diction. La chanson ondule alors comme une vague, elle se tend et se détend à mon oreille selon que je m'attache aux éléments qui la composent ou à sa ligne mélodique, qui elle-même ne concentre pas tant la musicalité du morceau mais le lexique utilisé. Et pourtant, la musique que j'aime par dessus tout est celle qui se dispense de toute parole parce que rien n'est plus beau que n'importe quoi de Bach ou Chopin.
En fait, je ne peux même pas dire que je suis une fille face B parce que pour cela il faudrait que j'écoute de la musique et je suis obligée d'admettre que ça n'arrive pas souvent. Je ne sais pas danser et n'ai aucun sens du rythme, ce qui me rend régulièrement un peu triste. Je rapproche ça du fait qu'il m'était aussi insupportable de me déguiser les jours de mardi gras quand j'étais enfant. Et je peux vous dire qu'on est vraiment ridicule quand on est la seule petite fille en jupe en jean et pull jacquard le jour où l'école compte dix princesses, seize fées, une panthère, trois Minnie, une cosmonaute et une momie.

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