lundi 30 mai 2016

Maurizio Pollini & Jean Echenoz


Un lundi soir début février. La Philarmonie bruisse de mille rumeurs. On perçoit le frou-frou des étoles en cachemire, le crissement des jupes en soie, les petits talons dans l'escalier. Au vestiaire, de lourds manteaux en laine sont déposés. Au bar, on propose avec ambivalence des chips avec la coupe de champagne, on note aussi plusieurs adeptes des sandwiches-triangles un peu mous.
Il avait pris les billets en secret et mon impatience s'était intensifiée depuis quelques jours. C'était enfin le soir du concert de Maurizio Pollini.
La salle est comble, bientôt les lumières s'adoucissent. Pollini apparait, minuscule, fragile, avançant à pas mesurés, presque timides. Je le trouve démesurément vieux et vulnérable, terriblement exposé aux regards de la foule. Mais bientôt, installé au piano, les mains à toute vitesse sur le clavier, la douceur et l'exaltation à la fois, la précision, la force sensible, pas de démonstrativité déplacée, j'oublie presque de respirer. Il y a un tel contraste entre l'humilité de sa silhouette et la beauté de son geste. Alors je pense aux longues heures de travail, à la vie entière consacrée au piano, tout le temps, tous les jours, et le résultat que cela produit. Cette obstination me fascine et m'émeut. Pendant de longs applaudissements, je pense aussi aux premiers mois passés avec G., son appartement loin du mien, le matelas à même le sol, le balcon d'où l'on pouvait voir toute la ville, la supérette d'en bas qui vendait du jus d'orange Gemsa, les dîners obsessionnels jusqu'à l'écoeurement (une longue période dim-sum surgelés...), le thé noir, les biscuits, les paquets bleus de cigarettes désormais disparus, nos maladresses, nos angoisses, et Maurizio Pollini très fort dans le salon. J'observe en silence le visage de G. dans la pénombre. Je ressens une joie infinie d'être avec lui ce soir-là, après toutes ces années passées ensemble, héroïquement heureuses parfois, et puis j'avais tellement peur que Pollini ne meure sans avoir le temps de l'entendre sur scène. Mais G. avait promis très tôt qu'il m'emmènerait le voir. Il avait déjà compris.
Plus tard dans la soirée, de retour dans la jolie chambre de l'Hôtel du Temps, assis en tailleur sur le couvre-lit, nous grignotons quelques pâtisseries. La tarte Infiniment Vanille et le macaron chocolat au lait-passion remporteront tous les suffrages.
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Un autre soir d'hiver, en l'absence de G. Je guette son retour, prévu tard dans la nuit. J'enchaîne les tisanes, les carrés de chocolat et les podcasts, j'écoute Laure Murat chez Laure Adler. Elle parle des livres qu'on relit, mais ce n'est qu'un détail de l'entretien. Je retiens pourtant la question Pourquoi relit-on ? et elle me tracasse un peu. Il y a les nécessités du travail (on ne compte pas le nombre de fois où G. me dit "Relis Lacan") mais il y aussi l'envie de retrouver l'état dans lequel on était à la première lecture, cette tentative vaguement vaine de revivre un moment désormais évanoui et dont je cherche si souvent à vérifier la trace, à travers le renouvellement de la lecture. Qui était la jeune fille qui lisait pour la première fois Moderato Cantabile, Fragments d'un discours amoureux, La Vie mode d'emploi ? Et les premières pages de Proust, d'Hervé Guibert, de Flaubert ? Mais pour être honnête, ce qu'il m'arrive de relire le plus souvent, quand une peine me secoue ou que la solitude me pèse, ce sont les romans de l'adolescence et je n'ai jamais été trahie par mes retrouvailles avec Conception Epi, Rachel Robinson ou Anastasia Krupnik. Quand j'étais enfant, le relecture avait déjà de miraculeuses vertus anxiolytiques. C'était comme se resservir d'un excellent gâteau. Pourquoi relit-on m'a obsédée pendant un certain temps, et puis je suis passée à autre chose.
Bon. Plusieurs semaines plus tard, j'écoute un nouvel entretien de Laure Murat avec Laure Adler, précisément sur cette question de la relecture à laquelle la première Laure a consacré un essai qui vient de paraître. Une fois l'émission terminée, je me précipite à la librairie. Je déteste toujours autant cet endroit mais il se trouve que le livre y est disponible (j'ai vérifié sur le site avant de partir) et qu'elle est si proche de chez moi que je peux y foncer en pseudo-pyjama si je veille à porter un manteau suffisamment grand (et j'aime plutôt les grands manteaux). Je rentre avec le livre sous le bras, mais je ne sais plus pour quelle raison, je ne peux pas le commencer immédiatement, je ne le fais que quelques jours plus tard, un samedi.
Parmi les écrivains interrogés par Laure Murat sur leur rapport à la relecture, il y a Julia Deck. A la question Quel est le livre que vous avez le plus relu ?, voici ce qu'elle répond : "Sans doute Jérôme Lindon d'Echenoz, qui doit se trouver sur la table de chevet de tous ceux qui écrivent leur premier manuscrit. Comme un petit livre de prières."
Alors, dans la seconde, ce livre d'Echenoz me parait absolument indispensable, je ne veux rien lire d'autre. Je vérifie sur le site de la librairie et il est évidemment indisponible (je m'en doutais, il n'y aucun fonds). Je sais pertinemment qu'il ne sera nulle part à Rennes (sauf à la bibliothèque probablement, mais j'ai tellement souffert enfant de devoir rendre des livres que j'avais aimés que j'en ai gardé une aversion sans doute injuste envers les bibliothèques). Je m'aperçois qu'on peut le lire en ligne mais comme je suis quelqu'un de vraiment pénible, c'est quelque chose que je n'arrive pas à faire. J'évoque ma déconvenue à G. de façon tellement décousue qu'il ne comprend pas immédiatement "C'est quoi ? Un truc d'Echenoz sur Lindon ? Mais je croyais que tu n'aimais pas trop Echenoz ... ?" Ah bon ? Peu importe.
Je me résous à commander le livre dans une librairie toulousaine, il faut attendre cinq jours pour le recevoir.
Enfin, je le tiens entre les mains. C'est un tout petit livre Minuit qui fait à peine soixante pages. Je prépare un thé que je ne boirai pas tellement je suis absorbée par ma lecture, mais il est encore chaud quand je referme le livre car vingt minutes seulement ont passé. Vingt minutes pendant lesquelles je suis traversée par une émotion si forte, j'en ai les larmes aux yeux. Je perçois le ridicule de la situation. Au-delà du style d'Echenoz, de sa langue qui me fascine par son économie et l'effet qu'elle produit, le texte comporte un milliard de détails qui me touchent par leur familiarité, ou plutôt par le fait qu'Echenoz ait pu les recenser en pensant que cela intéresserait quelqu'un (et je sens bien que nous sommes nombreux, c'est cela aussi qui me perturbe). C'est une lecture jubilatoire, rassurante, comme à chaque fois qu'on retrouve quelque chose de soi-même à travers les mots d'un autre.
Dans la soirée, je suis en train d'écrire quelque chose autour de cela dans mon journal quand G. frappe à la porte entrouverte de mon bureau (telle est notre règle pour choisir un logis commun, que chacun y dispose d'une pièce à soi). Il vient s'asseoir à côté de moi sur le divan. Il voit le livre d'Echenoz. "Alors, c'est bien ?" Je lui propose de lui en faire la lecture. Il s'allonge, pose sa tête tout près. Je lis.
Ça commence un jour de neige, rue de Fleurus à Paris, le 9 janvier 1979. J'ai écrit un roman, c'est le premier, je ne sais pas que c'est le premier, je ne sais pas si j'en écrirai d'autre. Tout ce que je sais, c'est que j'en ai écrit un et que si je pouvais trouver un éditeur, ce serait bien.

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Dans les jours à venir, un autre chapitre de la vie qui a passé depuis l'été dernier tandis que le prochain se profile, déjà.