vendredi 19 août 2016

Ton ailleurs est bien ici


Le voyage en Ecosse arrivait à son terme.
Rassasiés de full scottish breakfasts et d'interminables marches au creux de paysages déserts, accumulation d'eau, de roc et de landes, nous avions passé quinze jours étranges et vivifiants, (presque) sans librairie, sans cinéma, sans musée, mais avec beaucoup de sandwiches au homard, de scones tièdes et de victoria sponge cakes à la fraise. Mon goût pour les presqu'îles était lui aussi absolument repu. C'étaient les derniers jours avant le retour, avant le détour à Cambridge et à Haworth pour la maison des soeurs Brontë, nous cherchions un endroit où dormir (situation récurrente de ce road trip peu préparé avec son cortège de soirées épiques).
Le long du dernier trajet, quelques hôtels se présentent. Moquettes mitées, chambre borgne, troisième âge neurasthénique dans la salle de jeux, relents de soupe à l'oignon et de tabac froid mêlés, je désespère un peu. Nous atteignons bientôt l'ultime ville avant la fin de la civilisation, un bord de mer où sont organisées des sorties-rencontres avec les baleines. De notre côté, nous guettons le bed and breakfast salvateur. La bourgade compte deux mini-markets, une pharmacie-quincaillerie, un garagiste, un restaurant fermé et un chinese take-away, tous alignés le long de la promenade qui borde les flots. A défaut d'un B&B, je scrute les vagues à la recherche d'une éventuelle baleine mais je n'aperçois que les cieux immenses et lourds de pluie qui se reflètent dans l'onde.
Au bout du chemin, l'inattendu surgit pourtant. Les propriétaires d'un café-librairie proposent trois chambres à l'étage. Nous choisissons la plus grande d'entre elles. Blanche et bleue, elle est surtout pourvue de très vastes fenêtres ouvertes sur l'océan et munies de larges rebords sur lesquels on peut s'asseoir pour lire, discuter ou simplement contempler l'infini des flots. Je découvre plus tard qu'on peut aussi observer en douce les clients d'un camion de fish and chips qui garent leur voiture sur le parking du café-librairie puis mâchonnent le contenu de leur boîte en carton en regardant la mer entre deux lents mouvements d'essuie-glace.
Notre chambre est à la fois très intime (personne ne soupçonne notre présence et son esthétique rappelle celle d'une cabine de bateau) et très en prise avec le paysage tant le ciel et la mer occupent l'espace. Elle nous dissout dans un confort qui nous dissuade d'explorer la librairie (plus tard, j'irai quand même y jeter un oeil mais je ne parviendrai pas à me concentrer sur autre chose que le rayon cuisine).
Il est à peine l'heure du thé quand nous sommes obligés d'allumer les lampes dispersées dans la chambre tandis qu'au-dehors une pluie drue envahit tout. Les gouttes épaisses s'abattent violemment sur nos vitres, la mer se déchaîne, tout devient gris et nous goûtons ce divin sentiment d'être à l'abri tout en assistant aux hostilités extérieures. Je prépare du thé au lait grâce à la bouilloire électrique laissée à notre disposition avec du thé noir et des minuscules capsules de lait. Il nous reste aussi quelques biscuits au chocolat et au gingembre confit. Delicious.

Je me souviens avoir tenu une petite conférence ennuyeuse sur diverses questions sociologiques (je venais de finir Retour à Reims de Didier Eribon, qui m'a successivement émue puis énervée, alimentant moult débats durant ces vacances) et qu'elle a été interrompue par des préoccupations plus pragmatiques puisque la question du dîner constitue l'autre récurrence d'un road trip qui se respecte.
Nous décidons d'aller explorer les supermarchés croisés en chemin.
La pluie ruisselle sans fin sur mon ciré blanc. Les boutiques ferment tôt, il faut se décider rapidement. Nous commençons à élaborer un menu compliqué avec l'idée qu'une bouilloire électrique et des bols prêtés par le café pourraient servir de cuisine de substitution pour un petit bouillon d'herbes fraîches où ramolliraient quelques tortellinis... Rien ne nous convainc pourtant tout à fait et en regagnant la voiture après le deuxième supermarché, nous nous apercevons que nous sommes sur le parking du chinese take-away. Nous échangeons un regard. Le lieu se réduit à un cube blanc décoré de banalités asiatisantes (dragons, lampions, calendrier en bambou...), un téléviseur diffuse une série incompréhensible, un comptoir nu se dresse entre le client et l'employé qui prend la commande. Nous repartons avec le menu sur un dépliant en accordéon. Je l'étudie soigneusement de retour dans notre chambre, débarrassée de mon ciré trempé et une nouvelle tasse de thé à la main. Je ne sais plus lequel d'entre nous passe la commande par téléphone. Quelques nouilles aux légumes, du poulet gong bao, des raviolis (persistance de l'envie des tortellinis...), que nous irons récupérer une demi-heure plus tard, le temps d'emprunter de la vaisselle au café, de dresser une table, de refaire du thé, tandis que la pluie parait intarissable.
A défaut d'être gustativement mémorable (enfin, les nouilles étaient quand même plutôt bonnes), le dîner est très amusant et joyeux. Je ne peux m'empêcher de penser à Mariel Hemingway et Woody Allen dans Manhattan, qui dînent devant un film en prélevant à coup de baguettes de la nourriture asiatique dans des boîtes en carton blanc. Adolescente, je me disais alors A priori la vie c'est comme ça.
La librairie puis le café avaient fermé leur porte depuis longtemps déjà, nous sommes seuls dans la bâtisse. Le bruit mêlé des vagues et de la pluie qui cogne les vitres m'hypnotise. Assis en tailleur sur le grand lit, nous jouons au diagnostic littéraire à l'aveugle avec de la poésie. Comme souvent, j'enrage en riant (jaune), non pas parce que je ne parviens pas à trouver le bon auteur mais surtout parce que son choix de texte est toujours surprenant et qu'il arrive à faire passer des poètes face A pour des poètes face B. Mais à un moment, les forces se renversent. J'ai pourtant l'impression que le poème est archi connu mais G. a toujours boudé les auteurs imposés par les conventions scolaires et Arthur Rimbaud ne fait pas exception (le pauvre souffre de l'étude du Dormeur du Val et de sa réputation de prodige précoce). C'est fort dommage mais cela me permet de lui lire un poème dont il a bien du mal à déterminer l'auteur et même l'époque de sa rédaction.
Il s'agit de celui qui commence comme tel :

Elle était fort déshabillée

Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près

La révélation de son auteur donnera finalement envie à G. de se procurer son oeuvre complète... Je savoure ma victoire en pensant que je parviendrai peut-être un jour à lui faire aimer Un homme et une femme. Je n'en dis rien. Nous nous endormons très tard.
Cette nuit-là, la pluie n'a jamais cessé. Et c'est dans cette chambre, suspendue au-dessus d'un café-librairie loin de tout, éprouvant un sentiment de complétude très intense alors même que la vie cet été-là était emplie de doutes et de mauvaises nouvelles que je compris ce que G. ne formulera que plus tard : on ne peut rien contre les souffrances imprévues, on peut seulement accumuler en soi suffisamment de moments heureux pour résister, vaille que vaille. Savoir que je vivais auprès d'un garçon qui veillerait toujours à cela m'emplit cette nuit-là de beaucoup d'espoir et de désirs nouveaux.