dimanche 6 novembre 2016

Un sujet sensible






Pour Noël, G. m'avait offert un Rollei 35. La première pellicule était assez nulle. "Elles sont fades vos photos" avait asséné sans ménagement le pénible gérant du laboratoire de développement. J'avais serré les dents de rage mais il m'avait encouragée sans le savoir, j'ai aussitôt remis une pellicule. Puis j'ai emporté le Rollei 35 à Lisbonne, au mois de février.
Chaque matin à la Baixa House, du pain aux céréales et des petits pains ronds étaient livrés dans un sac en lin blanc suspendu à la poignée extérieure de la porte d'entrée. J'allais le récupérer prestement, je n'avais pas très envie que les voisins de palier me surprennent en pyjama.
Le reste du petit-déjeuner était discrètement déposé la veille au soir, tout comme les bouquets de fleurs fraîches.
L'enjeu était de ne pas entamer illico les vivres prévues pour le lendemain, mais j'avoue que nous n'avons pas toujours résisté. Surtout la fois où il y avait du marbré au chocolat (et aussi celle des yaourts agrémentés de mangue fraîche, et celle du cake au citron, et celle du fromage de brebis qui allait tellement bien avec la confiture de poires etc).
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Au retour de Lisbonne, je me remis avec vigueur à l'écriture d'un roman commencé depuis plus d'un an. Je n'en avais parlé à (presque) personne, c'était un projet secret, solitaire et patiemment acharné. J'écrivais dès que j'en avais le temps mais je pensais à mon héroïne sans cesse. J'emportais partout avec moi un carnet où je compilais ce qui pourrait me servir. Je n'ai jamais songé à arrêter ce roman comme ce fut le cas pour tous les autres projets d'écriture, si nombreux depuis le premier essai maladroit de l'adolescence. Je portais évidemment au creux de moi la petite injonction de Xavier Dolan : Tout est possible à qui rêve, ose, travaille, et n'abandonne jamais. Dans les moments de doute, je me disais vraiment Tout est possible, alors travaille. 
J'ai beaucoup travaillé. J'ai écrit, réécrit, relu, réécrit, relu, réécrit, pendant des mois, sans rien en dire. Parfois une seule ligne dans la journée, parfois des pages entières en une soirée et parfois rien du tout pendant deux semaines, ce qui me désespérait tout à fait. Ça n'était pas douloureux ni laborieux mais plutôt excitant, jubilatoire. J'étais impatiente de connaître l'issue de ma propre histoire. J'aimais vraiment mon héroïne, et son prénom. J'aurais voulu m'appeler comme ça.
Au printemps, après une ultime relecture épuisante et fébrile, je suis allée faire relier mon manuscrit. Dans le local de reproduction, l'ambiance était surchauffée à cause des photocopieuses qui fonctionnaient à plein régime, entre l'énorme paquet de partitions d'une violoniste et les rapports de stage d'étudiants en gestion et comptabilité. Mon texte devenait un document comme un autre mais j'étais un peu dans un état second, abasourdie par ce que je m'apprêtais à faire. Je pensais au jour où j'étais venue récupérer les exemplaires de ma thèse. Le carton était un peu lourd pour moi cette fois-là.
De ce travail, G. n'en connaissait que le titre et la quatrième de couverture. Quand il l'a lue, il a simplement dit "C'est bien". Il était hors de question pour moi qu'il prenne connaissance de la moindre ligne. J'étais à peu près sûre de l'ennuyer mais je n'avais pas écrit cette histoire pour lui plaire, ni d'ailleurs pour plaire à quiconque, je l'avais écrite parce que je ne sais rien faire d'autre qu'écrire et que cela devenait insupportable de n'écrire que pour soi.
Par pudeur, j'ai expédié assez peu de manuscrits. Il fallait forcer un peu en les glissant un à un dans la boîte aux lettres, l'enveloppe était très épaisse.
Et puis j'ai attendu. Les beaux jours sont arrivés, j'ai essayé de ne pas y penser et de ne m'attendre à rien, mais s'ils ne s'attendaient vraiment à rien, alors les gens qui écrivent n'enverraient jamais leur travail. Il existe toujours un espoir, une croyance, une foi envers ce que l'on porte en soi, souvent depuis très longtemps, et qui nourrit cette petite prétention qui incite aussi à ne jamais renoncer.
Ce printemps fut comme l'hiver qui l'avait précédé, c'est-à-dire plutôt heureux. J'avais arrêté d'écrire, je photographiais les jours qui passent avec le Rollei 35. Le type du labo photo n'a plus rien dit quand j'allais chercher mes tirages.
Et les jours ont passé, les dimanches en bord de mer, très nombreux, les films au cinéma, les entretiens radiophoniques, les soirées au Tire-Bouchon, la saison des pivoines, les robes bientôt sans collants dessous. Et puis les séances, les miennes et celles des autres, et ce patient qui dit sans lever les yeux vers moi "Je sais que vous êtes médecin, c'est votre travail d'écouter les gens, mais je ne peux m'empêcher de penser à l'être humain que vous êtes aussi, et je sais combien ce que je vous raconte est difficile à entendre". J'avale ma salive discrètement. Je n'échangerais mon travail contre aucun autre (sauf remplaçante de Laure Adler OU assistante de Wes Anderson) mais je ne peux supporter l'idée de ne faire que cela, que l'écriture soit un à-côté, un hobby, me déprime un peu. E., qui a déjà publié, me dit sans savoir que j'écris : "Vous savez, entre être heureux ou être écrivain, j'aurais préféré être heureux". Très égoïstement, ou naïvement peut-être, j'aimerais bien avoir les deux.
Alors chaque jour, j'ouvrais la boîte aux lettres le coeur battant. J'étais toujours soulagée de ne pas avoir de réponse parce que tout restait possible.
Je n'aurai pas attendu très longtemps.
Evidemment, ça n'a pas du tout marché. J'ai récupéré peu à peu mes manuscrits, renvoyés sans ménagement. J'ai essayé de prendre un air détaché : C'était pas terrible de toute façon... mais j'étais archi blessée. Je m'y étais préparée mais n'avoir plus à espérer m'aplatissait complètement. J'ai laissé traîner les exemplaires de mon roman partout dans l'appartement, dans mon bureau, et même dans les toilettes. Je ne savais pas où les mettre, ils me gênaient, j'avais l'impression qu'ils m'accusaient d'avoir fait preuve de vanité, d'avoir pu penser un instant que cela pouvait intéresser quelqu'un. J'ai gardé les yeux secs mais je me suis sentie terriblement triste. J'ai repensé à la petite fille que j'étais, déjà occupée à enregistrer des histoires sur un magnétophone à cassette en attendant de savoir écrire. J'ai repensé à l'adolescente de onze ans qui avait commencé à tenir un journal avec l'idée que c'était déjà le début de la vie d'écrivain. J'ai repensé aux centaines de milliards de lignes que j'ai pu laisser ici et là, toute la vie finalement, et j'avais l'impression que c'était pour rien, pour rien du tout. J'avais honte d'avoir envoyé ce manuscrit, d'avoir osé penser que cela valait quelque chose. Je n'avais plus envie de prendre de photos, ni d'écrire, ni de travailler. Je me suis sentie nulle et ridicule.
Et puis dans le même temps, autre chose s'est passé, qui n'a rien effacé ou atténué de la blessure éprouvée mais qui s'est passé...
(à suivre...)

La vie douce

J'avais réservé les billets d'avion au milieu de la nuit.
Un aller-retour pour Rome à l'automne, il y a un an, exactement.
Je voulais vérifier que Borromini valait bien le Bernin. J'avais hâte de voir en vrai Sant'Ivo alla Sapienza.
J'ai listé sur un carnet les différents lieux indispensables mais pour une fois, aucun restaurant ni café, ça n'était pas le propos.
Le dernier voyage à Rome datait de l'été 2008. C'était celui de l'internat n°2, de la blouse en velours finement côtelée que j'ai portée jusqu'à l'épuiser et de La vie mode d'emploi partout avec moi. La place Navone m'avait déçue parce qu'elle n'était pas du tout comme dans les romans de Marguerite Duras mais j'avais ravalé ma tristesse et m'étais vengée sur les petits pots de crème glacée (fior di latte, mon parfum préféré). J'avais peu de souvenirs des choses vues, seules des sensations assez floues persistaient avec peine.
J'ai cherché un hébergement et je me suis aperçue qu'il est beaucoup plus simple de trouver un bel appartement de location à Rome plutôt que n'importe où dans les pays baltes. Ce fut la photographie d'une jolie cuisine qui détermina mon choix.
Nous sommes partis avec de toutes petites valises et dans un sac en tissu, au milieu des appareils photos, je glisse un roman d'Annie Ernaux. G. est occupé à lire Moby Dick.
Il fait très beau et très doux, je n'en ai rien à faire du milliard de touristes en présence. L'appartement tient toutes ses promesses et plus encore parce qu'il est situé juste en face d'un glacier... ouvert jusqu'à minuit.
Le premier soir, nous dînons dans une osteria qui s'appelle La Sol Fa mais que je m'obstine à nommer Obladi Oblada. Je suis épatée par des gnocchis servis avec une sauce aux kakis, avec du guanciale, du pecorino et beaucoup de poivre. Je me promets d'essayer au retour avec les kakis du jardin de mes parents.
Nous rentrons à l'appartement en grignotant des biscuits choisis avec soin dans une boulangerie rencontrée en chemin. J'avoue un faible pour ceux en forme de coeur à demi recouverts de chocolat. Les garçons en blouson qui traînaient aussi par-là avaient préféré partager de larges parts de pizza au salami piccante et à la pomme de terre.
Nous hésitons un peu en passant devant le glacier de notre rue mais ce serait idiot, vraiment... Ainsi resterons nous un certain temps à discuter autour de nos gobelets en papier où gisaient quelques traces fondues de nos goûts respectifs (orange sanguine, fior di latte, crème de marron, gianduja).
J'étais un peu trop fatiguée pour lire Annie Ernaux ce soir-là.
Les jours suivants, nous avons marché, marché sans relâche dans les rues pleines de soleil. Je suis à la fois émerveillée, émue et très apaisée devant les beautés croisées. La résistance des pierres me fascine. Les escaliers de Borromini m'apparaissent gracieux quand ceux du Bernin me semblent prétentieux. Dans l'église Saint Charles des quatre fontaines, il n'y a quasiment personne, il fait frais, la lumière est splendide, le travail de Borromini me donne le vertige. A Sant Ivo alla Sapienza, nous ressentons le besoin de rester discuter longtemps dans la cour ensoleillée et déserte avant d'aller déjeuner un peu par hasard à Maccheroni (il y avait de salade avec des poires et du parmesan et des rigatoni alla gricia).
Nous arpentons les quartiers, nous nous attardons dans les églises, au comptoir des bouis bouis de pizza al taglio, dans les galeries et les jardins. Nous croisons le Nuovo Sacher et je suis un peu gênée d'être émue (j'en rougis encore).
Tout près de l'appartement, il y a aussi une pasticceria formidable qui s'appelle Regoli. Nous allons y boire un café ou une orange pressée en cédant à la tentation d'un gâteau à la crème. Nous en repartons avec des cannoli ou des sfogliatelle.
Souvent le soir, après le dîner dans des quartiers éloignés, nous rentrons à pieds à l'appartement et il nous arrive de longer le Colisée. On le voit tellement partout, c'est comme la tour de Pise, une image un peu ringarde de Rome. Mais la nuit, aux côtés de G. dont la conversation me passionne toujours autant plus d'une décennie après notre rencontre, le Colisée était terriblement inédit et émouvant chaque fois qu'on le contournait lentement.