dimanche 4 décembre 2016

She's like a rainbow


C'était début juillet.
Les jours précédents, j'avais visionné tous les films du coffret Ozu. J'avais aussi préparé des petits cakes à la banane avec de la farine de sarrasin et de l'huile de coco. Je les grignotais avec du lait d'amandes bien frais. Pour le déjeuner, comme je n'avais plus vraiment la force de sortir, un livreur à vélo déposait régulièrement un bol dragon et un matcha shake Petite Nature. C'était délicieux, je ne m'en lassais pas du tout.
A cette époque, en vidant des placards, G. avait retrouvé un mini scrabble de voyage. Les lettres minuscules étaient rangées dans une toute petite boîte ronde de Quality Street. J'ai perdu l'unique partie que nous avons disputée et je restais vaguement vexée. Il avait gagné grâce à des mots simples et courts mais très bien placés, tandis que je m'étais fatiguée en vain à aligner des choses compliquées.
Ce jour-là, c'était un mercredi, j'ai envoyé un petit message à G. Je crois qu'il faut y aller.
Nous sommes partis en fin d'après-midi. Nous avions joué au scrabble l'avant-veille. Il faisait très beau, et chaud. Je n'avais pas du tout préparé ma valise à l'avance, quelle idée. Je portais la longue robe essayée près du marché des Enfants Rouges et mes increvables Saltwater. Je regardais par la vitre de la voiture les rues familières défiler. La ville commençait à se vider lentement, ça sentait les vacances. Il n'y avait ni musique, ni radio, nous ne disions rien.
La chambre était grande, et munie en hauteur de larges fenêtres. Je voyais le ciel changer de couleur au fil des heures et les arbres immenses, immobiles dans le soir d'été, devenir bientôt presque invisibles.
Nous avons passé la soirée à parler, c'était très joyeux. Rien ne nous parvenait du monde extérieur, nous n'avions prévenu personne. Il n'a même pas bu de café.
Il était une heure du matin, elle est apparue, et je l'ai immédiatement trouvée très jolie. Elle n'a pas du tout pleuré, elle a plongé ses grands yeux sombres encore myopes dans les nôtres, très intensément, puis elle a spontanément posé sa bouche minuscule sur mon sein. Elle est restée ainsi un certain temps. J'étais stupéfaite.
Je n'ai pas du tout dormi cette première nuit. J'étais occupée par l'idée que, voilà, quelque chose se terminait, autre chose commençait.
Très vite, j'ai été préoccupée par la peur de perdre une partie de mon être. Alors, quand G. m'a demandé ce dont j'avais besoin et que j'avais laissé à la maison, j'ai eu cette réponse absurde, symptômatique, mais très sincère, j'ai dit : "Le dernier numéro des Cahiers du Cinéma." Il était resté dans mon bureau, je n'avais même pas eu le temps de le feuilleter. C'est l'un des souvenirs qu'il me reste, moi, assise en tailleur, lisant les Cahiers du Cinéma pendant l'une de ses siestes. Et aussi, le premier déjeuner, apporté par G et partagé avec lui. Un bol dragon, un smoothie énergie, des fruits rôtis, du gâteau aux nectarines, Petite Nature, comme avant. J'avais une obstination très forte pour cela.
Nous sommes rentrés très vite à la maison. Il y avait beaucoup de choses à apprendre. Je n'ai jamais nourri de vocation ni de goût particulier pour le pouponnage, c'est une activité qui demande quand même un certain effort d'imagination pour être transcendée ! Heureusement, j'avais à faire à un petit être très doux, dont le regard sous les longs cils me fascinait assez. Ses mains aussi sont très belles.
Avec G., nous mettons alors beaucoup d'application à prendre soin l'un de l'autre, nous nous arrangeons pour aller au cinéma voir les indispensables, nous veillons à manger de très bonnes choses, nous parlons beaucoup.
Déterminée à ne pas me laisser aliéner par la répétition des tâches, je décidai très vite que cette petite fille serait partie prenante de mes obsessions en cours. Je tenais à poursuivre mes lectures, à écouter la radio. Je l'y fis participer pour ne pas m'en priver. Je lisais à voix haute ou en chuchotant parfois, Marie Darrieussecq, Bertrand Schefer, Serge Daney, l'Iliade et aussi des recettes de cuisine. Elle entendit très tôt Eric Rohmer parler de la météo pendant le tournage de Conte d'été, François Truffaut, Françoise Sagan ou Nathalie Sarraute à Radioscopie, Bertrand Belin et sa belle chanson, Long lundi, chez Laure Adler. Son attention fut immédiatement très intense. Elle aime aussi particulièrement écouter Peggy Lee en vinyl dans le bureau de G. Pour ma part, quand il s'agit de la bercer, comme il est unanimement reconnu que je chante très mal, je raconte d'interminables anecdotes de voyage. Il faut croire que ma narration a quelques vertus soporifiques...
En août, il y eut le premier déjeuner en terrasse. Nous venions juste de prendre place, elle aussi avait faim. Très discrètement, avec beaucoup de douceur et d'application mais aussi avec une certaine pudeur, je lui servis son repas. Elle ferma les yeux et le feuillage des tilleuls dessinait de jolies ombres sur son visage pâle. J'ai pensé que c'était comme son premier pique-nique.
Un peu plus tard, nous partons avec elle déjeuner en bord de mer, dans le restaurant préféré de G. Après le repas, elle contemple les flots avec nous, le vent soulève ses cheveux, déjà longs et si doux. Il m'arrive encore souvent de rester regarder le polaroïd déclenché par G. pour saisir ce moment. On la voit serrer mon index gauche dans sa main minuscule.
Elle a déjà beaucoup grandi, et changé. Elle babille beaucoup, rit aux éclats, ne rechigne pas à goûter un nouveau légume et manifeste un certain intérêt pour les imprimés Liberty qu'elle peut contempler pendant des heures. Quand elle écoute les Variations Goldberg, elle soupire de satisfaction. Son regard est si intense qu'il en devient troublant. G. dit : "Il aurait quand même été dommage de ne pas connaître une telle petite personne." J'acquiesce, en repensant aux toutes premières semaines, difficiles et pleines de larmes parce que j'avais l'impression de perdre quelque chose de moi-même et de ma vie. Les choses ont bien changé depuis. G. ajoute : "Tu vois le temps passe vite, mais il passe heureux."