Fragments d'un discours amoureux (crevettes sautées et oeufs brouillés)
//C'était l'été - j'y repense par ces journées si froides//
Je dis, pleine d'enthousiasme, à propos d'un truc que je suis en train d'écrire: "Ah, je sais, je vais appeler ça La bonne excuse"
Il répond, dans la fraction de seconde qui suit: "Oh non, ça ressemble trop à L'alibi, si tu vois ce que je veux dire"
Saisie par cette interprétation impromptue et extrêmement matinale, je suis dépitée de constater que je passe mon temps à me justifier quand il s'agit d'écrire et de créer.
Je décide de me défouler sur le blender qui mixe à une vitesse vertigineuse les fruits du smoothie dominical, yellow forever (mangue + banane + orange + citron), que je sirote le cerveau en ébullition, en me félicitant de toutes ces vitamines et oligo-éléments ingurgités, sûrement très bons pour la création.
*Soupir endimanché*
J'ai un truc pour toi, ferme les yeux.
Il dépose entre mes mains un petit coffret Georges Perec contenant films et entretiens. Je suis fascinée par l'interview radiophonique intitulée Les 50 choses à faire avant de mourir. Je suis tellement troublée et émue que je copie ses paroles dans un carnet (il s'est arrêté à 35 choses):
.Aller sur les bateaux-mouches
.Jeter tout ce que je garde sans savoir pourquoi je les garde
.Ranger ma bibliothèque
.Faire l'acquisition de divers appareils électroménagers
.Arrêter de fumer
.M'habiller de façon tout à fait différente: me faire confectionner un costume trois-pièces
.Aller vivre à l'hôtel
.Vivre à la campagne
.Aller vivre pendant un ou deux ans dans une grande ville étrangère
.Passer par l'intersection de l'Equateur et de la ligne de changement de date
.Aller au-delà du cercle polaire
.Vivre une expérience hors-temps
.Faire un voyage en sous-marin
.Faire un long voyage sur un navire
.Faire une ascension, un voyage en ballon
.Aller aux îles Kerguelen
.Aller du Maroc à Tombouctou en dos de chameau en 52 jours
.Aller dans les Ardennes
.Aller à Bayreuth, Prague ou Vienne
.Boire du rhum trouvé au fond de la mer
.Avoir le temps de lire par exemple, Henry James
.Voyager sur des canaux
.Trouver la solution du cube hongrois
.Apprendre à jouer de la batterie
.Apprendre une langue étrangère, le plus simple serait l'italien (pour lire Dante dans le texte)
.Apprendre le métier d'imprimeur
.Faire de la peinture
.Ecrire pour de tout petits enfants
.Ecrire un roman de science-fiction
.Ecrire un vrai roman-feuilleton
.Travailler avec un dessinateur de bandes dessinées
.Ecrire des chansons
.Planter un arbre pour le regarder pousser
.Se saouler avec Malcom Lowry
.Faire la connaissance de Vladimir Nabokov
Je me remets difficilement du fait que Georges Perec décède quelques mois après cet entretien ludique et poétique.
Je raconte tout cela à W. tandis que la pluie fatigue l'essuie-glace de la voiture qui file ce soir-là vers un spectacle de danse contemporaine au LU, à Nantes. Entre deux bouchées de pain doux bigouden que j'ai pris soin d'emporter pour patienter jusqu'au dîner qu'on se figurait alors tardif, il me demande ce que je répondrai à ça, allez, juste cinq choses que j'aimerais faire avant de mourir. Je n'ai même pas besoin de réfléchir très longtemps mais il est étonné que la destination de voyage que j'énonce ne soit pas plus évidente. Je réserve encore quelques surprises souris-je en lui tendant un petit sablé au citron, une autre fraction du butin posé sur mes genoux, protégés des miettes par une carte routière des Pyrénées Atlantiques.
Suite à quelques pénibles péripéties dont je vous fais grâce et malgré la sympathie d'un couple de Nantais qui partageait notre sort, nous avons renoncé au spectacle de danse et après une brève concertation, nous avons décidé de rebrousser chemin, sous la même pluie battante. Tu pourrais appeler le Tire-Bouchon pour leur demander si l'on peut encore arriver pour le dîner? Vers 22h30, assis à notre table habituelle, côté comptoir, nous dévorions nos tartines, chaudes et réconfortantes (fourme d'Ambert et poires fraîches, saucisse fumée et fromage à raclette…), tandis que le libraire qui s'y connait en bandes dessinées méditait sur des mots croisés en parlant du prix des bonnes choses avec le nouveau serveur occupé à éplucher une certaine quantité de pommes de terre au rasoir à légumes. Nous avons partagé une mousse au chocolat, fini nos verres de vin et avons quitté le restaurant désormais désert avec le sourire des employés qui ôtaient aussi leur tablier pour enfiler la parka et le bonnet de rigueur.
****
Loin d'égaler le rythme de Catherine Deneuve (elle regarde au moins deux films par jour raconte BB dans Magic), nous essayons de visionner un film un jour sur deux en tâchant de satisfaire les exigences de chacun (une pratique qui nécessite plusieurs années de domicile conjugal, ahem) puisque dès le premier dîner partagé, j'avais dit J'aime bien le cinéma des années 60, Truffaut, Rohmer, Godard…, ce à quoi il avait répondu Moi aussi, mais pas le même. Nous étions prévenus. Mais les temps derniers, nous avons été d'accord sur le fait que Deborah Kerr en gouvernante dans un manoir hanté reste bien plus convaincante qu'Art Gafunkel en psychiatre de pacotille, même s'il porte des costumes bien coupés.
J'organise aussi, à des fins personnelles, des petites projections dans mon bureau, comme l'autre jour, quand j'ai revu Journal intime de Moretti suite à cette chanson. Tout ce dont je me rappelais du film, c'est que j'avais seize ans quand j'avais emprunté la cassette VHS à la médiathèque… C'est comme si je n'avais jamais vu la scène où il décide de se rendre en vespa jusqu'à la plage d'Ostie où Pasolini a été tué, une nuit d'automne. Là, en écoutant Keith Jarrett, devant l'étendue immense, infinie et vaine de la mer, je ne pense plus à rien, je contemple en silence.
****
Samedi, il est rentré du marché avec plein d'histoires à raconter et des denrées jusque là inconnues Alors en fait, quand j'ai demandé une butternut au stand des Bocel, ils ont un peu fouillé dans les cageots mystérieusement mis de côté et m'ont donné ça (une grosse courge vert foncé, à la peau très épaisse et encore pleine de terre, aux extrémités plates, avec un petit renflement sur toute la circonférence supérieure, comme s'il y avait une petite courge dans une plus grande), c'est une buttercup et apparemment, c'est super bon en purée. Bon, il y avait aussi des endives mais, euh, je me suis abstenu (souvenir d'enfance compliqué d'endives aqueuses et amères)… Mais dimanche soir, il n'était pas encore temps de se confronter à cette buttercup, il avait décidé de faire des oeufs brouillés et des crevettes sautées à la Fumiko.
Je m'attablai ainsi bientôt devant une assiette fumante et rudement parfumée, il a mis le disque de Dan Auerbach (j'aime par-dessus tout cette chanson) et ce fut un petit festin que d'alterner les bouchées de crevettes croquantes au goût de gingembre, de ciboule et de saké avec les oeufs brouillés tout moelleux et le riz à la vapeur bien chaud. En grignotant les tranches soyeuses et sucrées de la mangue du dessert, j'ai espéré que nous aurions encore beaucoup de films à voir, beaucoup de recettes à partager, beaucoup de nouveaux légumes à cuisiner, une vie en long entre tes bras.
Crevettes sautées et brouillade d'oeufs, une recette très simple et délicieuse du grand-oncle de Fumiko Kono
Pour deux personnes
-300g de grosses crevettes crues, décortiquées et déveinées
-2 gousses d'ail hachées
-1 gros pouce de gingembre râpé
-plusieurs brins de ciboule émincés
-2 CS de saké
-1CS d'huile de sésame
-4 oeufs légèrement battus avec un peu de sel et du poivre du moulin
Dans une grande poêle, saisir les crevette à feu très vif avec un peu d'huile d'arachide. Arrêter le feu et ajouter l'ail, le gingembre, la ciboule, le saké et l'huile de sésame. Réserver au chaud.
Dans la même poêle, très chaude, verser les oeufs battus et mélanger un peu. Cuire très peu de temps pour obtenir une brouillage très moelleuse.
Répartir les oeufs dans les assiettes, ajouter les crevettes et servir illico.
Je dis, pleine d'enthousiasme, à propos d'un truc que je suis en train d'écrire: "Ah, je sais, je vais appeler ça La bonne excuse"
Il répond, dans la fraction de seconde qui suit: "Oh non, ça ressemble trop à L'alibi, si tu vois ce que je veux dire"
Saisie par cette interprétation impromptue et extrêmement matinale, je suis dépitée de constater que je passe mon temps à me justifier quand il s'agit d'écrire et de créer.
Je décide de me défouler sur le blender qui mixe à une vitesse vertigineuse les fruits du smoothie dominical, yellow forever (mangue + banane + orange + citron), que je sirote le cerveau en ébullition, en me félicitant de toutes ces vitamines et oligo-éléments ingurgités, sûrement très bons pour la création.
*Soupir endimanché*
J'ai un truc pour toi, ferme les yeux.
Il dépose entre mes mains un petit coffret Georges Perec contenant films et entretiens. Je suis fascinée par l'interview radiophonique intitulée Les 50 choses à faire avant de mourir. Je suis tellement troublée et émue que je copie ses paroles dans un carnet (il s'est arrêté à 35 choses):
.Aller sur les bateaux-mouches
.Jeter tout ce que je garde sans savoir pourquoi je les garde
.Ranger ma bibliothèque
.Faire l'acquisition de divers appareils électroménagers
.Arrêter de fumer
.M'habiller de façon tout à fait différente: me faire confectionner un costume trois-pièces
.Aller vivre à l'hôtel
.Vivre à la campagne
.Aller vivre pendant un ou deux ans dans une grande ville étrangère
.Passer par l'intersection de l'Equateur et de la ligne de changement de date
.Aller au-delà du cercle polaire
.Vivre une expérience hors-temps
.Faire un voyage en sous-marin
.Faire un long voyage sur un navire
.Faire une ascension, un voyage en ballon
.Aller aux îles Kerguelen
.Aller du Maroc à Tombouctou en dos de chameau en 52 jours
.Aller dans les Ardennes
.Aller à Bayreuth, Prague ou Vienne
.Boire du rhum trouvé au fond de la mer
.Avoir le temps de lire par exemple, Henry James
.Voyager sur des canaux
.Trouver la solution du cube hongrois
.Apprendre à jouer de la batterie
.Apprendre une langue étrangère, le plus simple serait l'italien (pour lire Dante dans le texte)
.Apprendre le métier d'imprimeur
.Faire de la peinture
.Ecrire pour de tout petits enfants
.Ecrire un roman de science-fiction
.Ecrire un vrai roman-feuilleton
.Travailler avec un dessinateur de bandes dessinées
.Ecrire des chansons
.Planter un arbre pour le regarder pousser
.Se saouler avec Malcom Lowry
.Faire la connaissance de Vladimir Nabokov
Je me remets difficilement du fait que Georges Perec décède quelques mois après cet entretien ludique et poétique.
Je raconte tout cela à W. tandis que la pluie fatigue l'essuie-glace de la voiture qui file ce soir-là vers un spectacle de danse contemporaine au LU, à Nantes. Entre deux bouchées de pain doux bigouden que j'ai pris soin d'emporter pour patienter jusqu'au dîner qu'on se figurait alors tardif, il me demande ce que je répondrai à ça, allez, juste cinq choses que j'aimerais faire avant de mourir. Je n'ai même pas besoin de réfléchir très longtemps mais il est étonné que la destination de voyage que j'énonce ne soit pas plus évidente. Je réserve encore quelques surprises souris-je en lui tendant un petit sablé au citron, une autre fraction du butin posé sur mes genoux, protégés des miettes par une carte routière des Pyrénées Atlantiques.
Suite à quelques pénibles péripéties dont je vous fais grâce et malgré la sympathie d'un couple de Nantais qui partageait notre sort, nous avons renoncé au spectacle de danse et après une brève concertation, nous avons décidé de rebrousser chemin, sous la même pluie battante. Tu pourrais appeler le Tire-Bouchon pour leur demander si l'on peut encore arriver pour le dîner? Vers 22h30, assis à notre table habituelle, côté comptoir, nous dévorions nos tartines, chaudes et réconfortantes (fourme d'Ambert et poires fraîches, saucisse fumée et fromage à raclette…), tandis que le libraire qui s'y connait en bandes dessinées méditait sur des mots croisés en parlant du prix des bonnes choses avec le nouveau serveur occupé à éplucher une certaine quantité de pommes de terre au rasoir à légumes. Nous avons partagé une mousse au chocolat, fini nos verres de vin et avons quitté le restaurant désormais désert avec le sourire des employés qui ôtaient aussi leur tablier pour enfiler la parka et le bonnet de rigueur.
****
Loin d'égaler le rythme de Catherine Deneuve (elle regarde au moins deux films par jour raconte BB dans Magic), nous essayons de visionner un film un jour sur deux en tâchant de satisfaire les exigences de chacun (une pratique qui nécessite plusieurs années de domicile conjugal, ahem) puisque dès le premier dîner partagé, j'avais dit J'aime bien le cinéma des années 60, Truffaut, Rohmer, Godard…, ce à quoi il avait répondu Moi aussi, mais pas le même. Nous étions prévenus. Mais les temps derniers, nous avons été d'accord sur le fait que Deborah Kerr en gouvernante dans un manoir hanté reste bien plus convaincante qu'Art Gafunkel en psychiatre de pacotille, même s'il porte des costumes bien coupés.
J'organise aussi, à des fins personnelles, des petites projections dans mon bureau, comme l'autre jour, quand j'ai revu Journal intime de Moretti suite à cette chanson. Tout ce dont je me rappelais du film, c'est que j'avais seize ans quand j'avais emprunté la cassette VHS à la médiathèque… C'est comme si je n'avais jamais vu la scène où il décide de se rendre en vespa jusqu'à la plage d'Ostie où Pasolini a été tué, une nuit d'automne. Là, en écoutant Keith Jarrett, devant l'étendue immense, infinie et vaine de la mer, je ne pense plus à rien, je contemple en silence.
****
Samedi, il est rentré du marché avec plein d'histoires à raconter et des denrées jusque là inconnues Alors en fait, quand j'ai demandé une butternut au stand des Bocel, ils ont un peu fouillé dans les cageots mystérieusement mis de côté et m'ont donné ça (une grosse courge vert foncé, à la peau très épaisse et encore pleine de terre, aux extrémités plates, avec un petit renflement sur toute la circonférence supérieure, comme s'il y avait une petite courge dans une plus grande), c'est une buttercup et apparemment, c'est super bon en purée. Bon, il y avait aussi des endives mais, euh, je me suis abstenu (souvenir d'enfance compliqué d'endives aqueuses et amères)… Mais dimanche soir, il n'était pas encore temps de se confronter à cette buttercup, il avait décidé de faire des oeufs brouillés et des crevettes sautées à la Fumiko.
Je m'attablai ainsi bientôt devant une assiette fumante et rudement parfumée, il a mis le disque de Dan Auerbach (j'aime par-dessus tout cette chanson) et ce fut un petit festin que d'alterner les bouchées de crevettes croquantes au goût de gingembre, de ciboule et de saké avec les oeufs brouillés tout moelleux et le riz à la vapeur bien chaud. En grignotant les tranches soyeuses et sucrées de la mangue du dessert, j'ai espéré que nous aurions encore beaucoup de films à voir, beaucoup de recettes à partager, beaucoup de nouveaux légumes à cuisiner, une vie en long entre tes bras.
Crevettes sautées et brouillade d'oeufs, une recette très simple et délicieuse du grand-oncle de Fumiko Kono
Pour deux personnes
-300g de grosses crevettes crues, décortiquées et déveinées
-2 gousses d'ail hachées
-1 gros pouce de gingembre râpé
-plusieurs brins de ciboule émincés
-2 CS de saké
-1CS d'huile de sésame
-4 oeufs légèrement battus avec un peu de sel et du poivre du moulin
Dans une grande poêle, saisir les crevette à feu très vif avec un peu d'huile d'arachide. Arrêter le feu et ajouter l'ail, le gingembre, la ciboule, le saké et l'huile de sésame. Réserver au chaud.
Dans la même poêle, très chaude, verser les oeufs battus et mélanger un peu. Cuire très peu de temps pour obtenir une brouillage très moelleuse.
Répartir les oeufs dans les assiettes, ajouter les crevettes et servir illico.
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