La revanche de nos amours imaginaires*
Je me souviendrai longtemps que j'étais en train de dévorer une immense assiette de moules-frites avec plein de ketchup au pied d'une abbaye quand j'ai appris que Xavier Dolan remportait à Cannes le Prix du Jury. Je n'ai rien dit à personne (il y avait pourtant vingt-cinq invités qui mangeaient des moules-frites à mes côtés !) parce que ça fait midinette snobinarde mais j'ai ressenti une émotion qui n'était pas due au fait que je n'avais jusqu'ici jamais mangé de moules-frites de ma vie. Le lendemain, j'ai regardé le moment où Xavier Dolan reçoit son prix et le petit discours qui a suivi et, parce que tout s'est mélangé (combien compte le cinéma, combien comptent les images qui nous surprennent par hasard parfois à notre insu, combien comptent la détermination, la conviction intime de ce que l'on entreprend, combien Xavier Dolan est jeune et comme c'est beau et énervant), j'avoue que toute midinette snobinarde que je suis, j'ai un peu pleuré.
Bon.
Je me souviendrai longtemps aussi que c'est dans la belle salle du Coutume Café, devant un Cortado et un granola avec plein de bons fruits frais (dont un quartier de poire pochée à la cardamome vraiment pertinent), que j'ai lu le numéro 700 des Cahiers du Cinéma, complètement enthousiasmant et inspirant, délicat et enlevé, infiniment précieux tant il suscite de désirs. C'est un désir immatériel, qui ne s'achète pas et ne se montre à personne, qui ne sert à rien mais qui est complètement indispensable, c'est voir et revoir des films, dans tous les sens, n'importe quand, comme l'envie me prend. C'est l'un des seuls goûts de l'adolescence qui ne comporte aucune amertume. Lisez ce numéro des Cahiers et repensez vous aussi à ce moment de cinéma qui a provoqué une émotion comparable au coup de hache qui a brisé la mer gelée en vous. Ça vaut presque une séance chez l'analyste !
En mai, la résistance contre les avanies de l'existence s'organise comme elle peut.
C'est se retrouver à relire La vie mode d'emploi dans la chambre d'un château en lisière de la mer. C'est prendre le train pour retrouver une amie au déjeuner dans la rue du marché Popincourt. C'est cuisiner des asperges, des fèves, des petits pois, avec tout ce que cela implique de préparation, des mains de l'autre que l'on frôle au-dessus de la passoire émaillée. C'est acheter des taies d'oreiller rose blush et une jupe à pois même si on ne sait pas très bien avec quoi on la portera. C'est observer la lente éclosion d'un bouquet de pivoines. C'est Wes Anderson. C'est G. qui veut absolument voir Maps to the stars le jour de sa sortie et se justifie C'est mon Wes Anderson à moi ! C'est le fraisier de Madame Durand et la tarte à la rhubarbe de Marianne. C'est écrire le long des journées fériées. C'est tenter de garder au creux de soi l'idée qu'on ne cèdera rien au chagrin.
*Je fais de cette phrase de Xavier Dolan ma devise pour quelques temps.
Libellés : cinéma, G., Iphoneography, Xavier Dolan