A life rewound - Something was lost
//Somewhere in Cambodia//
Ce jour-là, il était question pour ma mère de retrouver la maison où elle avait grandi, celle de son propre père, mon grand-père chinois, un ancien instituteur dont la sévérité notoire m'avait toujours paru factice quand je me rappelle avec quelle malice il regardait avec moi les candidats lyophilisés des Chiffres et des lettres s'affronter placidement. Nous aussi nous formions une équipe, lui aux chiffres et moi aux lettres, évidemment, et il me reprochait gentiment de nous faire perdre, nourrissant ainsi ma passion passagère pour les dictionnaires.
Ma mère vivait avec ses parents, sa soeur et ses quatre frères, dans une maison à pilotis bordée de manguiers à Kompong Cham, qui se situe à 120 kilomètres environ de Phnom Penh. C'était l'époque où elle allait à l'école en uniforme (jupe plissée bleu marine et chemisier blanc, mais elle a toujours dit que ça n'effaçait en rien les différences de catégorie sociale parce qu'il y avait des petites filles en chemisier de soie et d'autres en chemise taillée dans du drap grossier), l'époque où elle s'offrait pour le goûter des beignets de banane ou des sandwichs au porc laqué chez les petits marchands ambulants, l'époque aussi où l'on soignait les enfants malades avec du lait concentré sucré et celle où les mêmes enfants n'avaient pas toujours le droit de dîner en présence de leur père.
La voiture nécessairement climatisée avançait lentement dans les rues de Kompong Cham et bien que ma mère les eût autrefois parcourues dans tous les sens, à pied, à bicyclette, puis sur son petit vélomoteur, elle ne reconnaissait rien, et surtout pas les luxueuses villas aux architectures tapageuses. Ma mère, le visage collé à la vitre, le regard à la fois curieux, avide, et troublé par ce retour tant d'années après, après les camps, après l'exil, traquait le moindre signe de reconnaissance adressé à sa mémoire. A peu près en vain. Elle donnait des instructions au chauffeur mais elle ne retrouvait pas sa maison.
Nous avons fini par nous arrêter au bord d'un chemin très encombré par des travaux d'urbanisme et elle est descendue, un peu hagarde sur la route poussiéreuse, elle a demandé aux ouvriers du chantier "Je cherche la maison de monsieur C., le directeur de l'école primaire, autrefois..." Je regardais sa silhouette qui paraissait égarée dans ce paysage étrange, éclaboussé par le soleil de midi, et je n'y croyais pas du tout, je pensais On ne la trouvera jamais, elle a disparu.
Et puis elle est revenue, elle a dit au chauffeur que c'était la rue de derrière, qu'il fallait faire demi-tour et puis voilà.
Quand la voiture s'est de nouveau immobilisée, elle n'a attendu aucun de nous, elle s'est élancée au dehors et je courais presque derrière elle, entre les bananiers et le linge qui séchait. Elle s'est arrêtée assez vite devant une grande maison dont le balcon, au premier étage, était largement occupé par ces tapis colorés qu'on croisait partout là-bas, à la fois dans les salles de bain et lors des pique-niques. Dans le jardin, des enfants se balançaient au creux de hamacs décolorés par le soleil. Une femme s'est retournée. Ma mère a dit "Je suis la fille de monsieur C., celui qui a construit cette maison..." La femme a dit à un enfant "Va chercher ton grand-père." Un homme très âgé, aux dents abîmées et à la peau burinée, est sorti de la maison. "Est-ce que vous vous rappelez de monsieur C., qui dirigeait l'école primaire...?" L'homme a dit "Oui, bien sûr ! C'était l'époque où la maison d'à côté était habitée par monsieur H., et celle d'en face par monsieur T." Il a ajouté, sans émotion apparente, "Tout le monde est mort maintenant..."
Quelques semaines plus tard, quand mon grand-père verra les clichés pris par ma mère ce jour-là, il dira "Ce n'est pas ma maison. Où sont les manguiers ? Qui a construit cet escalier, et cette extension ?" Il n'avait pas l'air triste mais plutôt contrarié comme lorsque le compte n'était pas bon du temps des Chiffres et des lettres. Mais j'aime penser que de toutes les façons, il préfère que personne d'autre n'ait jamais habité sa maison.
La visite n'étais pas terminée. Nous avons laissé la voiture dans la rue et nous avons marché un peu, nous avons traversé une pagode, et puis nous sommes arrivés sur les rives du Mékong. Loin de l'agitation, du bruit, de la poussière, face à l'étendue tranquille et souple du fleuve, des grappes de gens se retrouvaient autour des petites tables en métal pour boire une eau de coco très fraîche ou un jus de canne à sucre pressé à la demande par une dame en chemise-pantalon fleuri (mais ce n'était pas le même imprimé en haut et en bas, c'est pour ça que c'était joli). C'était l'heure de sortir les jeux de cartes et les confidences. Ma mère a dit qu'elle venait déjà là, autrefois, souvent seule, et qu'elle grignotait des beignets de banane en contemplant les ondulations lancinantes du Mékong, sans savoir qu'elle passerait plus tard trente ans sans les voir.
Ce jour-là, il était question pour ma mère de retrouver la maison où elle avait grandi, celle de son propre père, mon grand-père chinois, un ancien instituteur dont la sévérité notoire m'avait toujours paru factice quand je me rappelle avec quelle malice il regardait avec moi les candidats lyophilisés des Chiffres et des lettres s'affronter placidement. Nous aussi nous formions une équipe, lui aux chiffres et moi aux lettres, évidemment, et il me reprochait gentiment de nous faire perdre, nourrissant ainsi ma passion passagère pour les dictionnaires.
Ma mère vivait avec ses parents, sa soeur et ses quatre frères, dans une maison à pilotis bordée de manguiers à Kompong Cham, qui se situe à 120 kilomètres environ de Phnom Penh. C'était l'époque où elle allait à l'école en uniforme (jupe plissée bleu marine et chemisier blanc, mais elle a toujours dit que ça n'effaçait en rien les différences de catégorie sociale parce qu'il y avait des petites filles en chemisier de soie et d'autres en chemise taillée dans du drap grossier), l'époque où elle s'offrait pour le goûter des beignets de banane ou des sandwichs au porc laqué chez les petits marchands ambulants, l'époque aussi où l'on soignait les enfants malades avec du lait concentré sucré et celle où les mêmes enfants n'avaient pas toujours le droit de dîner en présence de leur père.
La voiture nécessairement climatisée avançait lentement dans les rues de Kompong Cham et bien que ma mère les eût autrefois parcourues dans tous les sens, à pied, à bicyclette, puis sur son petit vélomoteur, elle ne reconnaissait rien, et surtout pas les luxueuses villas aux architectures tapageuses. Ma mère, le visage collé à la vitre, le regard à la fois curieux, avide, et troublé par ce retour tant d'années après, après les camps, après l'exil, traquait le moindre signe de reconnaissance adressé à sa mémoire. A peu près en vain. Elle donnait des instructions au chauffeur mais elle ne retrouvait pas sa maison.
Nous avons fini par nous arrêter au bord d'un chemin très encombré par des travaux d'urbanisme et elle est descendue, un peu hagarde sur la route poussiéreuse, elle a demandé aux ouvriers du chantier "Je cherche la maison de monsieur C., le directeur de l'école primaire, autrefois..." Je regardais sa silhouette qui paraissait égarée dans ce paysage étrange, éclaboussé par le soleil de midi, et je n'y croyais pas du tout, je pensais On ne la trouvera jamais, elle a disparu.
Et puis elle est revenue, elle a dit au chauffeur que c'était la rue de derrière, qu'il fallait faire demi-tour et puis voilà.
Quand la voiture s'est de nouveau immobilisée, elle n'a attendu aucun de nous, elle s'est élancée au dehors et je courais presque derrière elle, entre les bananiers et le linge qui séchait. Elle s'est arrêtée assez vite devant une grande maison dont le balcon, au premier étage, était largement occupé par ces tapis colorés qu'on croisait partout là-bas, à la fois dans les salles de bain et lors des pique-niques. Dans le jardin, des enfants se balançaient au creux de hamacs décolorés par le soleil. Une femme s'est retournée. Ma mère a dit "Je suis la fille de monsieur C., celui qui a construit cette maison..." La femme a dit à un enfant "Va chercher ton grand-père." Un homme très âgé, aux dents abîmées et à la peau burinée, est sorti de la maison. "Est-ce que vous vous rappelez de monsieur C., qui dirigeait l'école primaire...?" L'homme a dit "Oui, bien sûr ! C'était l'époque où la maison d'à côté était habitée par monsieur H., et celle d'en face par monsieur T." Il a ajouté, sans émotion apparente, "Tout le monde est mort maintenant..."
Quelques semaines plus tard, quand mon grand-père verra les clichés pris par ma mère ce jour-là, il dira "Ce n'est pas ma maison. Où sont les manguiers ? Qui a construit cet escalier, et cette extension ?" Il n'avait pas l'air triste mais plutôt contrarié comme lorsque le compte n'était pas bon du temps des Chiffres et des lettres. Mais j'aime penser que de toutes les façons, il préfère que personne d'autre n'ait jamais habité sa maison.
La visite n'étais pas terminée. Nous avons laissé la voiture dans la rue et nous avons marché un peu, nous avons traversé une pagode, et puis nous sommes arrivés sur les rives du Mékong. Loin de l'agitation, du bruit, de la poussière, face à l'étendue tranquille et souple du fleuve, des grappes de gens se retrouvaient autour des petites tables en métal pour boire une eau de coco très fraîche ou un jus de canne à sucre pressé à la demande par une dame en chemise-pantalon fleuri (mais ce n'était pas le même imprimé en haut et en bas, c'est pour ça que c'était joli). C'était l'heure de sortir les jeux de cartes et les confidences. Ma mère a dit qu'elle venait déjà là, autrefois, souvent seule, et qu'elle grignotait des beignets de banane en contemplant les ondulations lancinantes du Mékong, sans savoir qu'elle passerait plus tard trente ans sans les voir.
Pour de mystérieuses raisons, presque toutes les photographies que j'ai prises avec mon Pentax ME Super durant le voyage de printemps au Cambodge sont arrivées floues du laboratoire de développement. Un problème de mise au point.
J'ai longtemps pensé que je ne dirai jamais rien de ce voyage. Et puis finalement si.
J'ai longtemps pensé que je ne dirai jamais rien de ce voyage. Et puis finalement si.
Libellés : Cambodge, Pentax ME Super