mardi 14 juin 2016

D'autres villes que la mienne


Premiers jours de juillet. L'été avait commencé par un coup de téléphone en début de soirée, et une voix familière m'avait parlé sur un ton familier, dans la mesure où j'ai appris à l'affecter moi aussi, avec le temps, ses nécessités, ses expériences. Ce ne sont pas les études de médecine qui enseignent la justesse de ce ton, mais les occasions répétées de devoir extraire de ses propres lèvres ce qui sera insupportable à entendre pour l'interlocuteur, et le dire malgré tout. C'est ainsi la rencontre avec la douleur de l'autre qui se charge de faire acquérir ce ton. J'écoute cette voix à travers le plastique froid du téléphone. Ce qu'elle dit écrabouille mes poumons, j'étouffe, mais je garde les yeux secs, je le déplorerais presque. Je raccroche. Je suis pétrifiée, je voudrais revenir à l'instant d'avant, d'avant l'appel téléphonique, quand je pensais juste aux longues soirées d'été, à leur langueur, et le bonheur que l'on peut ressentir à les vivre. Je n'ai pas le temps de penser plus longtemps à ce regret, ce moment où je ne savais pas encore, car déjà on sonne. C'est le dernier patient de la journée. Je pense très fort à Nanni Moretti dans La chambre du fils. Personne n'est mort mais je sais qu'il me faut afficher la même impassibilité, une douce froideur en toute occasion, ne rien laisser transparaître de ce qui nous traverse parce qu'il faut être là pour l'autre. Je serre les dents.
Je peine à rentrer à la maison. Je fais mille détours, j'achète une bouteille de lait à la supérette, je traîne dans les rues et les terrasses pleines me font l'effet d'une mauvaise plaisanterie. Quand je retrouve G., je n'ose rien lui dire tout de suite parce que je sais qu'après, rien de sera comme avant, et je veux lui laisser un peu de répit. Il est très joyeux car ce sont bientôt les vacances (à vrai dire, le lendemain...) et puis nous sommes jeudi, c'est le jour du dîner au Tire-Bouchon. Mais je n'arrive pas trop à garder le secret. Bon.
Une demi-heure plus tard, assis à la petite table près de la fenêtre, rien n'éponge mes peurs, ni la salade de tomates, ni le tartare de tourteau, ni même la marquise chocolat-café.
Le lendemain, je travaille, et je pense encore très fort à Nanni Moretti.
Nous modifions nos plans estivaux. Je prends un train pour L. où je passe quatre jours chez mes parents. Je finis par dire les choses avec ce ton que j'ai appris à prendre. C'est juste plus compliqué quand il s'agit d'un membre de votre famille. La vie me parait particulièrement retorse.
A la recherche d'un apaisement, je fais des siestes dans le jardin, je cueille des framboises, nous allons marcher en bord de mer et j'insiste pour que mon père le fasse plus souvent. Je lis Le complexe d'Eden Bellwether et la nuit, quand je ne dors pas mais que je suis trop fatiguée pour lire, je regarde n'importe quoi sur internet. Mais alors vraiment n'importe quoi, même si c'est très très face A.
Je prends un train de L. à Bordeaux pour y rejoindre G. Le trajet dure presque sept heures, il y a un changement. Il règne une chaleur terrible et quand le train s'immobilise pour une raison inconnue et une durée indéterminée, les gens sont sur le point de s'étriper au moment de la distribution des bouteilles d'eau. Quand le voyage reprend, on déballe des sandwiches au pâté et on ouvre des paquets de chips rouge et jaune, tout est oublié. Je me contente de lire Riad Sattouf et Angelica Huston. A destination, j'ai presque tout fini.
A Bordeaux, l'insomnie me poursuit mais au moins, il y a G., pour parler dans l'obscurité. Ce sont des jours oppressants, seulement adoucis par des moments volés à l'angoisse. Robes soldées, livres pour l'été et dîners en terrasse tentent de tromper nos peines. Je garde comme un souvenir précieux et épatant le goût des glaces M&O près de la grosse cloche. J'avais choisi orange sanguine et noix de coco, après de longues hésitations.

Enfin, il s'agit de quitter de Bordeaux, sans projet précis et nous ne sommes pas très bien, je ne sais pas comment le dire autrement. Sur Instagram on ne voit rien de tout cela, mais c'est le principe, la vie carrée, tronquée de ses marges, là où s'accumulent pourtant les blessures et les angoisses, je le sais et j'y consens. Après, quand je fais défiler les instantanés que j'y laisse, je suis rassurée de constater qu'il y a eu ces moments-là, aussi. Sans doute le départ de L. puis de Bordeaux, nos villes familiales tant haïes, libère quelque chose, soulage, décrispe. Après une journée d'égarement dans une sous-préfecture où j'avale du boudin et de la purée au citron alors qu'il fait encore trente degrés à vingt-deux heures, nous aiguisons notre désir. Au petit matin, nous réfléchissons dans la voiture en semant des miettes de croissant. G. se moque un peu du refrain de France Gall (Viens, je t'emmène) mais il est obligé d'admettre qu'il est très juste ! Je me laisse entraîner. 
Nous partons marcher dans les montagnes, je guette en vain l'apparition d'une marmotte. Nous buvons des jus de fruits dans des jardins fleuris, nous comparons les fromages des autochtones, nous goûtons les (nombreuses) spécialités locales, pas toujours avec bonheur mais avec une curiosité constante. Les crépuscules sont chaque soir somptueux. Nous fendons les allées des marchés, nous visitons des églises, nous sommes heureux de trouver des refuges les jours de pluie au bout de la promenade, et quelqu'un qui prépare des crêpes et du thé bien chaud en écoutant des tubes des années 80. Rien n'égalera cependant la crêpe au chocolat et l'orange pressée après la randonnée au Puy Mary, savourés en contemplant les montagnes. Il reste quelques jours avant les échéances moins réjouissantes du retour, nous contemplons la carte routière et décidons de les passer à Lyon, qu'aucun de nous ne connait.
Aux abords de la ville, un panneau annonce Le couvent de la Tourette dessiné par Le Corbusier. Nous prenons la sortie. Evidemment, la visite du réfectoire retient toute mon attention, mais aussi l'église, ses lumières. Nous en reparlerons le soir-même devant nos réjouissants bentô car il y a un restaurant japonais charmant à deux pas de l'hôtel. Nous concluons ce dîner avec une crème glacée au sésame noir, et peut-être à l'azuki aussi, je ne me rappelle plus bien. Je sais juste que l'air était encore chaud tard le soir et que je portais la jupe A.P.C rose et bleue.



Nous mangerons très bien pendant ces quelques jours ! Tous les matins, le petit-déjeuner du Kitchen Café me ravit (granola chic à la faisselle et aux fruits frais, marbré au chocolat, madeleines dodues...) et puis aussi un dîner surprenant chez Katsumi Ishida dont l'épouse, en tongs et longue robe vaporeuse assure le service avec une nonchalance toute cinématographique, des raviolis moelleux à la terrasse d'Engimono, un repas plein de bienveillance et de délicatesse au Passe-temps, un indécent kebab maison malicieusement offert par G. à l'heure du goûter et des empanadas tout chauds à grignoter après le marché.
Nous parcourons la ville sans relâche, nous empruntons des ponts, longeons les fleuves, traversons des parcs toute la journée et même une certaine partie de la nuit. Une visite de musée, une librairie, un café glacé, un sorbet pamplemousse ou une tarte au citron, ponctuent ces longues marches pendant lesquelles nous avons le coeur heureux d'être ensemble, dans cette vie-là, malgré toutes nos inquiétudes, car nous savons bien que le retour se profile bientôt, avec ses échéances et ses épreuves.



Un jour, il fallut effectivement se résigner à plier bagage. Je ne me souviens plus du tout du trajet retour, de ce qui s'est dit dans la voiture pendant ces longues heures de route. Récemment, face à de bien mauvaises nouvelles, G. a promis que nous ferions front comme nous avons toujours fait et je suppose que c'était déjà notre état d'esprit. Mettre ses forces à ne pas céder aux replis plus sombres qu'emprunte parfois sournoisement l'existence restait la ligne de conduite indispensable. Les jours suivants, il s'agissait de ne pas montrer au principal concerné nos inquiétudes, probablement décuplées par le fait d'être médecins et de pressentir, à travers le discours d'un collègue, bien plus que ce que perçoit celui à qui il s'adresse. Mais là encore, ne rien laisser transparaître, c'est la Nanni Moretti attitude comme jamais. La touche personnelle, plus simple à appliquer quand on est deux, est de ne rien céder à son désir. Alors nous avons finalement fait nos valises pour l'Ecosse.