lundi 23 janvier 2012

Les filles de Janvier (aiment les bouchées à la vapeur)

Tous les jours ou presque, sous le regard curieux de garçons à lunettes et de mamies à carreaux, deux jeunes femmes n'ont cessé de m'accompagner dans les bus et les wagons de métro pourtant empruntés les yeux écrasés de fatigue.
La première, Anne, vient de tourner un film avec Robert Bresson mais doit repasser des épreuves du baccalauréat en septembre, la géographie notamment n'est pas son fort. Depuis la mort de son père, un prince russe, elle vit avec sa mère et son frère dans un appartement du XVIème arrondissement, sur le même palier que son grand-père, François Mauriac. Un jour, elle voit au cinéma un film de Jean-Luc Godard, Masculin Féminin. Il lui fait tellement d'effet qu'elle adresse une lettre aux Cahiers du Cinéma pour lui dire qu'elle l'aime, lui. JLG est au Japon, il ne la trouve qu'à son retour, ouverte par erreur par l'une des secrétaires des Cahiers. Pendant ce temps, Anne profite du soleil de juillet en Provence où chaque matin, avant de se remettre vaguement à réviser pour le bac, elle participe avec gaieté et concentration à la cueillette collective des pêches. Elle ne sait pas encore que sa lettre va avoir le même effet que le petit mot d'Anouk Aimé à Jean-Louis Trintignant ("Une femme qui vous écrit sur un télégramme "Je vous aime" on peut aller chez elle, non?") et ne se doute pas que JLG va immédiatement lui donner un malicieux rendez-vous devant une mairie...

Ainsi, dans Une année studieuse, Anne Wiazemsky raconte comment cette lettre à JLG va changer sa vie, non sans douleur. En caban et casquette sur ses longs cheveux, elle étudiera la philosophie à Nanterre, croisera Barbara dans une brasserie et Truffaut dans un restaurant russe, tournera avec Jean-Pierre Léaud et Juliet Berto. On découvre aussi un JLG très épris, plein d'humour et de poésie au volant et de sa décapotable avec elle dans Paris, mais aussi terriblement jaloux et possessif, voire cruellement interprétatif.
Vous vous rappelez, j'avais déjà beaucoup aimé Jeune fille, le roman où AW raconte sa rencontre simultanée avec Bresson, le cinéma et aussi l'impasse du labyrinthe de l'amour physique.
Encore plus court, dense et vertigineux, dévoré en si peu de trajets, je suis aussi repartie à la rencontre de Wanda, cette femme qui traîne sa mélancolique et pâle blondeur sur les routes de Pennsylvanie auprès d'un voleur qu'elle croise par hasard et qu'elle finit par suivre dans sa cavale, laissant de côté son mari et ses enfants parce qu'elle ne pouvait faire autrement.
C'est Isabelle Huppert qui s'est battue pour obtenir les droits de Wanda, un film des années 70, ressorti dans les années 2000, le seul film de Barbara Loden, une jeune femme qui mourra trop tôt, laissant derrière elle le mystère de douleurs indicibles.
Nathalie Léger, dans Suppléments à la vie de Barbara Loden, ne devait au départ que rédiger une courte notice biographique pour un dictionnaire de cinéma, sans y mettre trop de coeur selon la demande de l'éditeur; c'était sans compter le pouvoir d'attraction exercé par Barbara Loden, qui se révèle tel qu'il entraîne Nathalie Léger dans une autre grande enquête, celle de sa propre existence. Elle recroise les éléments, les informations, les souvenirs, elle entend la voix de Jean-Luc Godard dans Deux ou trois choses que je sais d'elle et elle essaie de décrire Barbara Loden comme il décrit Marina Vlady. Cela donne:
"Elle, c'est Barbara Loden, elle est blonde, ses cheveux sont longs avec une frange, son visage est large, ses pommettes, hautes, son nez, rond, ses yeux, verts, mais certains jours noirs - et aussi: mince, déliée, poitrine menue, jambes longues, bottes et mini-jupe, une fille des années 1960. Pour se défendre, elle sourit souvent."
Je poursuis ma cartographie personnelle de ces vies féminines vécues bien avant ma naissance en dévorant Les années d'Annie Ernaux, fascinée par le ton impersonnel et pourtant si intime. Le récit des déjeuners dominicaux de la bourgeoisie provinciale, autour de la fondue bourguignonne (fiche cuisine du Elle de l'époque) ou du filet de boeuf acheté chez le boucher accompagné de pommes dauphines surgelées me font sourire mais le livre est triste, parce qu'il m'évoque les disparus et les fantômes à travers le slogan d'une simple réclame, les statistiques de la fin des années 80 (le chômage, les immigrés, les maladies mortelles), le refrain d'une chanson que j'avais oubliée. Le temps qui passe me glace un peu. Annie Ernaux ne cesse pour sa part de conquérir une liberté mesurée.

Ainsi a filé le mois de janvier, entourée de femmes délicates et exigeantes, sans concession avec la médiocrité, souvent très amoureuses et parfois plus du tout, ce qui fait leur malheur.

De notre côté, avec G., nous nous sommes appliqués à tromper les jours au bonheur imprécis. Cela passe par une consommation accrue de petits pains au chocolat dans les rues toutes froides, de cheeseburgers maison, de dîners soupe banale-tartine de luxe, de brioche à la fleur d'oranger; nous avons bien aimé aussi ma tarte poire-chocolat et les petites bouchées vapeur cochon-crevette si simples à mettre en oeuvre et franchement gracieux.
Avec la recette, vous pourrez en faire une bonne vingtaine. Et puis c'est toujours pareil, elles sont encore meilleures suivies d'une virée au cinéma!
Bouchées vapeur cochon et crevette
-350g de poitrine de porc
-350g de crevettes crues, décortiquées et coupées en petits morceaux
-une quinzaine de châtaignes d'eau en conserve
-trois gousses d'ail
-deux échalotes
-trois brins de ciboule
-un gros pouce de gingembre râpé
-deux cc de sauce soja
-une cc de nuoc mam
-une cc de sucre
-des feuilles à wonton

Hacher très finement le porc avec l'ail, les échalotes, la ciboule et les châtaignes.
Ajouter les crevettes, le sucre, le soja et le nuoc mam. Mélanger intimement.
Déposer une grosse cuillère à café de farce au milieu de la feuille à wonton.
Humidifier très légèrement ses bords et la replier autour de la farce en plissant bien la feuille à son contact.
Faire cuire une douzaine de minutes dans un panier en bambou sur une casserole d'eau bouillante.
Servir avec la sauce de votre choix (soja-piment, soja-citron, soja-gingembre, soja-huile de sésame etc)

C'est après une conversation tardive et impromptue chez J. et L. que j'ai eu aussi envie de lire Asterios Polyp.
Ce soir-là, après un dîner à l'Arsouille conclu par des précisions de Chris sur la cuisson des saint-jacques (mais en fait, il ne les sert que crues), nous nous sommes retrouvés sur un canapé en velours autour de petites tables où étaient rassemblés en accumulation élégante le verre de rhum, la bouteille de bière, les tasses d'infusion, la compote de pommes, le fondant au chocolat, les quartiers de citron vert (pour le rhum) et les petits trucs du traiteur grec. Il fut question de pâte de curry, du Lauréat, de pommes qui ne pourrissent jamais, d'une pièce avec Romain Duris et d'Asterios Polyp dont elle a dit de sa voix particulière quelque chose comme "ça va te plaire, c'est sûr". Depuis dimanche soir, j'ai l'impression qu'elle avait raison.

Peut-être que vous aurez envie de lire:
Une année studieuse d'Anne Wiazemsky chez Gallimard
Suppléments à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger chez P.O.L
Les années d'Annie Ernaux chez Folio
Astérios Polyp de David Mazzucchelli chez Casterman

Peut-être que vous aurez envie de voir:
La Chinoise, le premier film d'Anne Wiazemsky pour JLG
Wanda, le seul film réalisé par Barbara Loden
Take Shelter, un film dont je n'ai pas parlé dans ce billet mais qui m'a fait grande impression un soir, après un bo bun maison. C'est l'histoire d'un homme qui s'inquiète trop mais aussi celle de sa femme, forte d'un amour calme et terriblement serein.

Sinon, je ne me remets pas tout à fait des entretiens de Rithy Panh et Chantal Akerman chez Laure Adler (qu'on ne m'a décidément pas demandé de remplacer, aïe!)
Merci pour votre patience!

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mardi 3 janvier 2012

Ta main sur ma joue posée comme ça (biscuits au chocolat blanc et aux cranberries)

Il a bu 730 tasses de café sucré, j'en ai bu 1835 de thé brûlant.
Nous avons plongé nos cuillères impatientes dans les glaces onctueuses du Momofuku (parfum cereal milk, mon préféré, et pistacchio) dans le petit salon confidentiel et feutré d'un palace où nous n'avions pourtant aucune chambre.
Nous sommes montés sur un bateau pour une promenade ornithologique mais je n'ai rien écouté, je regardais les grosses vagues.
Nous avons dîné dix fois à l'Arsouille, un nombre incalculable de fois à Kika Faim et trois fois à Tanpopo.
Nous avons goûté une fricassée très étrange de crabes en mue dans un restaurant chic en Louisianne.
Nous avons attendu chaque mois le nouveau numéro d'un magazine de design scandinave auquel nous ne comprenons rien mais dont les photographies nous ravissent.
Nous avons été un peu déçus par les photos de Mapplethorpe pourtant choisies par Sofia Coppola et exposés à la galerie Thaddeus Ropac.
J'ai aimé Un amour de jeunesse, Une séparation, Restless, Somewhere, Un été brûlant, Melancholia, L'étrange affaire Angélica, Habemus Papam, Black Swan et 17 filles* mais surtout la rétrospective Kubrick et les ressorties de Vivre sa vie, Badlands et Deep End.
Il a écrit des nouvelles chansons, j'ai écrit pour des femmes que j'admire et que je suis ravie de connaître, un peu.
Nous avons fêté un anniversaire dans un square avec un pique-nique au champagne et un autre chez Olivier Roellinger où il ne restait plus que nous dans la grande salle.
Nous avons changé l'eau de bouquets d'anémones aux couleurs pâles, de dahlias blancs, de roses poudrées, de renoncules d'un rose franc et une jacinthe dont les fleurs viennent d'éclore.
Il y a eu une thèse aussi.
Nous avons perdu un parapluie et une paire de gants.
J'ai cassé deux tasses.
Nous avons joué une fois à un jeu de hasard et nous avons perdu.
Nous avons récriminé contre plusieurs coiffeurs.
Nous avons guetté les petites asperges vertes d'Annie au printemps, nous avons goûté la glace au yaourt du bas de la place en juillet, nous avons mixé du panais avec du safran en automne, j'aime le parfum persistant des peaux de clémentines d'hiver.
Nous avons essayé les miels de tous les producteurs du marché, nous avons comparé les pizza de tous les lieux où elles sont à emporter.
Nous nous souviendrons d'un velouté avec du homard dedans, de petites saucisses basques sur une purée brûlante, d'un hamburger de canard à l'aubergine et au miso.
Nous avons pris des billets pour Bombay.

En 2012, je vous souhaite d'être heureux.

Nous avons choisi ensemble une recette de biscuits pour adoucir la rentrée.

Les biscuits au chocolat blanc et aux cranberries (d'après une recette de Nigella Lawson)
Pour une bonne vingtaine de biscuits
-125g de beurre demi-sel bien mou
-140g de farine T80
-75g de petits flocons d'avoine
-175g de sucre blond de canne
-1/2cc de levure
-1 oeuf
-1cc d'extrait de vanille liquide
-90g de cranberries séchées grossièrement hachées
-150g de chocolat blanc concassé

Fouetter le beurre et le sucre en un mélange crémeux.
Ajouter l'oeuf et l'extrait de vanille, bien mélanger.
Ajouter la farine, la levure et les flocons d'avoine, bien mélanger.
Ajouter les cranberries et le chocolat blanc, bien mélanger.
Laisser reposer une dizaine de minutes au réfrigérateur.
Préchauffer le four à 180°.
Déposer des boules de pâtes sur la plaque du four recouverte de papier sulfurisé en les espaçant un peu. Ecraser très légèrement chaque boule avec le dos d'une fourchette.
Faire cuire une dizaine de minutes. Attendre qu'ils aient un peu refroidi pour les transférer sur une grille.
En offrir sur le pas de la porte en rendant un aspirateur bleu.

*17 filles a été tourné dans la ville où j'ai vécu mon adolescence pleine d'ennui par deux jeunes femmes qui y ont également grandi. J'ai été aplatie par certains plans, le toit des usines, les cheminées industrielles qui fument sans fin et partout, la grande barre jaune et blanche où s'entassent les familles derrière les petites fenêtres carrées, le clocher de l'église qui me donne la nausée. La simple évocation du multiplexe de la zone industrielle me fait frissonner. 17 filles raconte jusqu'où une fille peut aller, à dix-sept ans, pour échapper à l'évidence d'un destin médiocre. Et comme l'espérance peut être violente.

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