dimanche 29 mai 2011

Mais revient toujours le temps du lien défait* (les pâtes au citron et au lait ribot)

Sur la photo, mes préoccupations du moment. Plaisir et nécessité.Il restait plein de fauteuils vides vendredi soir pour la dernière de Rêve d'automne, une pièce de Jon Fosse mise en scène par Patrice Chéreau où l'on croise, dans les grandes salles vides d'un musée abandonné devenu le cimetière d'un enterrement qui n'en finit pas, la voix claire de Bulle Ogier et les chaussettes rouges de Valeria Bruni-Tedeschi dans ses sandales qui claquent d'un pas toujours pressé sur le plateau. Son regard un peu fou, sa jolie robe, ses étreintes sans réponse m'ont rappelé qu'au lycée, j'étais en admiration devant les quelques filles qui faisaient partie de la classe théâtre. Outre leur côté un peu bohème très enviable quand on fait partie d'une classe scientifique, j'avais l'impression qu'elles détenaient un secret sur le désir et la féminité. Quelque chose d'impalpable que je relevais dans la façon d'allumer une cigarette, de porter un manteau long ou des tas de bracelets, l'air de rien.
J'ai repensé à elles le jour où pour la première fois, j'ai mis du rouge sur mes lèvres timides. J'adore l'objet, offert par G., l'étui un peu chic, la tonalité du rouge, sa retenue (une allure juvénile me dit le site de la marque, je ne l'ai pourtant pas fait exprès), j'aime la présence du tube dans mon sac, comme une éventualité et en même temps, je suis un peu déstabilisée, j'ai peur qu'on me remarque, j'ai peur d'avoir changé, j'ai peur d'en faire trop.
Mais un jour, G. prend une photo dans l'une des grandes cabines d'essayage d'A.PC. Sur le cliché, je suis assise par terre et je le regarde s'interroger sur un manteau. L'image est charmante, j'ai l'air un peu étonnée, je suis toute décoiffée parce qu'il a plu, j'allonge mes jambes. A cause du parquet, de la coupe rétro du manteau qu'il essaie, la photo a l'air d'un autre temps et les lèvres rouges renforcent mystérieusement cette impression. Je me convainc ainsi à utiliser plus souvent l'étui laqué en me disant que je ne viens plus seulement d'ailleurs géographiquement mais aussi temporellement.
(j'ai longtemps accusé ma mère d'être à l'origine de mon inhibition par rapport aux attributs féminins -elle ne porte presque pas de bijoux et ne se maquille jamais mais en fait, il ne s'agit pas de cela. J'essaie de ne pas trop investir mon aspect physique, me cachant derrière elle pourrait être mieux si elle faisait un effort. J'aime avoir une marge de progression!)
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Une semaine plus tard, un autre vendredi soir.
L'ambiance est complètement déjantée à l'Arsouille quand nous arrivons vers 22 heures. Les tables en bois sombre ont été abandonnées par la plupart des clients qui discutent sec autour du comptoir sous les abat-jours en opaline blanche années 50 et sous le regard du chef qui a déserté la cuisine pour déboucher plusieurs bouteilles de vins naturels, un peu exceptionnels nous dit-on avec gourmandise. Ils ont glissé des grandes branches de fleurs violettes et blanches dans des carafes et ont choisi du vieux rock en fond sonore. Un peu à l'écart, dans la joyeuse confusion ambiante, j'aime bien le sourire de la cuisinière qui vient elle-même nous porter nos assiettes. Il y a quelques ravioles de merlu dans un bouillon sombre et parfumé, des fleurs et des zestes sur les sardines marinées. C'est Chris qui a fait lui-même les délicieuses saucisses d'agneau aux herbes fraîches et j'imagine que c'est la jeune fille aux boucles rousses qui a suggéré la délicatesse rustique d'une nougatine au sarrasin pour accompagner la mousse au chocolat blanc. Je suis tellement ravie, envahie par le bonheur archi simple d'être avec G. en train de manger de telles nourritures, que j'en oublie la déception qui m'a ravagée quelques heures plus tôt pendant la séance de The tree of life.
Je nourris une longue histoire avec Terrence Malick. J'ai vu The thin red line lors d'une séance de dimanche matin au début des études de médecine. Je ne suis pas très adepte des films de guerre mais j'avais lu que chaque film de Malick était un peu précieux vu qu'on ne savait pas très bien s'il y en aurait un autre (j'avoue qu'à présent, l'argument me parait un peu léger). J'évais été infiniment émue par ce film, gardant le souvenir du regard de Jim Caviezel encerclé par la mort, au sein d'une nature ondulante, chatoyante.
J'ai vu Badlands bien plus tard, lors d'un hiver capricieux. Il repassait au cinéma, j'y étais allée toute seule, j'avais un souci avec des examens que je n'arrivais pas à avoir et j'aurais bien aimé pleurer un peu pendant la projection mais j'étais juste restée fascinée, clouée sur place d'admiration.
Plus tard encore, bien plus tard, loin des tourments amoureux et universitaires de l'hiver de Badlands, j'avais emmené G. voir Days of heaven, une histoire haletante sur fond de longs plans texans crépusculaires.
Je trépignais d'impatience pour The tree of life (malgré l'affiche super laide), une sorte de rendez-vous pris longtemps à l'avance, et qui arrive enfin. Je n'avais lu aucune critique et j'avoue être restée assez déstabilisée devant le discours sous-jacent et les interminables scènes géologiques (une matière qui m'ennuyait déjà beaucoup au collège). G. a trouvé ça drôle avant d'être effaré par le propos pendant que j'étais très en colère devant la multiplication des effets. Quand les lumières se sont rallumées, notre voisin a dit très sérieusement "C'est métaphysique". J'étais écoeurée.
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Pendant le dîner à l'Arsouille qui avait largement dissipé l'écoeurement, je parlais à G. de mes retrouvailles impromptues avec Ch., une fille que j'avais rencontrée il y a plusieurs années déjà quand elle était externe avec moi pendant un stage assez éprouvant de médecine interne. Elle portait un duffle coat bleu marine, doublure écossaise, des jolis pantalons Prince de Galles et un bonnet en grosse maille. J'étais restée sans nouvelles après la fin du stage et je n'ai découvert que récemment qu'elle finissait aussi son internat de façon un peu exceptionnelle dans l'hôpital où je travaille. Je peux vous dire que j'ai retenu mon souffle quand je l'ai appelée depuis mon service dans son propre service, demandant aux infirmières si je pouvais parler à Ch., de façon naturelle, comme si elle m'était familière. En réalité, elle l'était restée, familière. Je connais ses mèches blondes, sa voix grave et son regard inquiet. Nous avons déjeuné au petit restaurant italien, près de l'hôpital (il y a souvent, heureusement, des petits endroits comme ça près des hôpitaux, un bistrot, une mini-brasserie, qui n'ouvrent qu'à midi, qui reçoivent le personnel fatigué ou les familles angoissées). J'étais un peu déçue parce qu'on était dans la salle du fond, plus bruyante, moins lumineuse. Elle a choisi les fettucine all'Amatriciana mais sans pecorino parce qu'elle n'aime pas le fromage. Comme je ne cesse d'apprendre que l'amitié ne peut se nourrir que de goûts communs (par exemple l'autre jour, je me retrouve à passer pas mal de temps avec une fille avec qui, a priori, je n'ai aucune accointance particulière, or je découvre qu'elle adore Georges Perec -là, elle me cite un passage de La vie mode d'emploi- et Virginia Woolf. Mais en fait, ça ne suffit pas du tout du tout pour que je l'apprécie davantage) mais résulterait plutôt d'un intérêt désinteressé et d'une admiration sans rivalité, comme je suis un peu aterrée aussi par ma propre solitude, sans bien savoir si je ne la cultive pas en réalité, je veille à assouplir ma misanthropie qui me chagrine et je souris quand Ch. me dit "Hmmm. On re-déjeune ensemble dès que possible?" J'ai déjà hâte.
En tout cas, si elle vient à la maison, j'éviterai de lui faire des pâtes au citron et au lait ribot (à cause du parmesan).


Même si la charmante Claude Deloffre dont le boeuf Stroganoff a fait des heureux un soir glacial de mars propose cinq recettes de pâtes au citron, j'ai été indisciplinée en n'en faisant qu'à ma tête. La sauce au citron est donc un mélange de crème fraîche (à peine, juste une cuillère à soupe), de lait ribot (une bonne rasade), de jus de citron (un demi citron) avec de l'eau de cuisson des pâtes, des zestes de citron râpés fin et une tonne de parmesan. Frais et assez dynamisant pour étudier Lacan.
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C'est dommage cette histoire de solitude (mes amies sont dispersées sur la carte de France, voire du monde) parce que du coup, j'ai testé toute seule ce que promettait cette vitrine, aperçue une nuit lors d'une longue balade échevelée avec G.



Chez Rêves de thés, le bubble tea s'appelle... Rêvzoo (!)Bon, j'avoue, je n'y croyais qu'à moitié (le nom de la chose est déjà assez douteux et les quatre parfums proposés laissaient imaginer le pire, comme l'a souligné E., l'une des amies éparpillées sur la carte) mais on ne sait jamais. Entre nature, chocolat, coco et tchaï (ahem), ma témérité a des limites et j'ai choisi le premier.


Alors oui, tout y est, le gobelet avec son opercule transparent que l'on perce avec la grosse paille mais en fait, ça n'a aucun charme et peu de goût. Le service est super solennel (pour ne pas dire pincé) et le thé est assez insipide. Pfff. L'ai même pas fini.

*Le lien défait est une super chanson de Jean-Louis Murat; elle fait partie de celles soigneusement choisie par Simon pour figurer en bonne place sur la cassette qu'il offre à Alice pour la séduire après leur rencontre chez Maud, au milieu de toasts de tarama à tartiner (c'est dans Le fait d'habiter Bagnolet, la pièce de Vincent Delerm). J'avoue avoir fait partie de cette catégorie de gens qui pratiquaient régulièrement cette technique de la cassette, un mélange qui comporterait certainement, si j'y étais confrontée en ce moment, une chanson de Françoise Hardy. Plus Fox in the snow de Belle and Sebastian. Et quelque chose du Velvet.

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dimanche 15 mai 2011

A la poursuite de mes fantômes

Librairie parisienne, presque 22 heures.
Mademoiselle, nous fermons dans dix minutes. Ma main tremble devant les rayonnages, j'embarque dans un même mouvement un livre de photographies (des polaroïds de New York à la Nouvelle Orléans, comme une dédicace secrète), des textes sur l'esthétique du quotidien au Japon (c'est mon soutien silencieux) et quelque chose sur Hervé Guibert en sentant les courbes de l'appareil argentique contre mes côtes.
Dans le café où nous finissons la soirée, deux amies se brûlent les lèvres avec une soupe à l'oignon gratinée puis se les rafraîchissent avec une gorgée de vin rouge, une jeune fille se décide pour la salade de fraises, je crois qu'il y a Anouk Grinberg et sa belle voix à quelques tables de là. Tiens, tu n'as pas vu Merci la vie? dit-il en donnant le premier coup de fourchette dans la tartelette aux framboises.
Dans le métro qui file ensuite vers la neuvième, la vue sur les ballerines léopard de la voisine finit par me lasser et je m'endors un peu sur l'épaule de G.
Plus tard, assise en tailleur sur le grand lit de la chambre d'hôtel avec vue, bien qu'adossée aux gros oreillers, je suis en proie à un petit vertige en apprenant qu'Hervé Guibert a dîné lui aussi au
PJ Clarke's, imposant son étourdissante beauté à son interlocuteur qui n'a pas pensé le photographier pensant qu'il aurait toute la vie pour le faire. On me dit aussi qu'il a habité la rue Raymond Losserand, que nous avions croisée la matin même en allant déjeuner sous les arbres d'une terrasse cachée. J'ai toujours une pensée pour Guibert (et pour Stephen Shore, qui transforme en un cliché bien senti une assiette de pancakes en objet esthétique) quand j'appuie sur le déclencheur de mon vieux Minolta, je vois son visage se creuser, j'ai l'impression que je lui dois quelque chose, de l'ordre de l'obstination et de l'intransigeance, même si je sais ses frasques et ses caprices, ses fâcheries immotivées. J'ai connu des garçons qui aimaient Guibert, le citaient à tout crin (toujours le même passage, sur la bouche et les veines), me racontaient des anecdotes qu'ils croyaient inédites, endossaient parfois son ironie blessante; je ne sais pas ce que cela cachait ou si tout simplement Guibert se partage mal quand on l'aime beaucoup, mais ces histoires se sont chaque fois mal terminées.
Le matin même aussi, après avoir traversé le jardin du Luxembourg forcément investi par les garçons qui jouent au tennis, les filles qui courent, les amis qui déballent le pique-nique dominical et les enfants qui ont déjà un oeil sur le marchand de crêpes, je me mets en quête de la tombe de Delphine Seyrig au cimetière de Montparnasse. Je la découvre au fond d'une allée, seule, toute grise, sans fleurs, et je suis incapable de rester plus longtemps, envahie d'une immense tristesse, la conscience comme jamais pregnante de la mort m'étreint violemment. Mais que pouvais-je réellement attendre de cette non-rencontre? Qu'étais-je venue chercher? A qui voulais-je m'adresser, sinon à moi-même? Que ressentirais-je sur l'île d'Elbe devant le tombeau de Guibert écrasé par le soleil?
G., qui toujours admire sans jamais idôlatrer, est à la fois attendri et agacé par mes inclinations éperdues et systématiques, parfois à l'origine de multiples compulsions me donnant l'illusion d'être au plus près de mon objet d'adoration. C'est l'un de mes multiples fonctionnements adolescents.
La liste (les noms de lieux dans les chansons de Vincent Delerm, les nourritures évoquées dans le journal de Virginia Woolf...) est l'un de mes procédés préférés mais j'avoue que partir secrètement sur les traces de mes fantômes, comme ce fut le cas à mon insu pour Guibert, provoque cette petite joie discrètement triste qui m'attire et me fait un peu souffrir à la fois. Je ne m'attendais juste pas du tout à ce frisson de perte irrémédiable en allant sur la tombe de Delphine Seyrig alors même que j'entends encore sa voix demander une paire d'escarpins à Antoine Doinel qui fait des heures supplémentaires, tandis que son mari l'attend dans un taxi.
J'ai pensé parfois que je m'appropriais l'histoire des autres parce que la mienne n'existe pas vraiment et que je traîne un passé dont je ne sais presque rien. Rien ne pré-existe concrètement à ma naissance et mes premiers mois dessinent des contours flous. Je n'ai aucune photographie de mes parents, aucun objet rappelant leur vie au Cambodge, je ne connais pas et n'ai jamais cherché à connaître le nom de mes aïeux. Autrefois, je nourrissais le fantasme d'avoir dans un petit coffret le rang de perles qu'on aurait offert à ma mère pour ses dix-huit ans, l'argenterie de grand-mère dans une grande boîte plate doublée de satin rouge, une série de mouchoirs en tissu avec des initiales brodées dans un angle, un petit miroir à main, une valise en faux croco, une cocotte émaillée, n'importe quoi qui atteste d'un antécédent, d'un quotidien qui m'ait précédé. Mais je n'ai rien de tout cela et ma propre histoire a été passée à la moulinette de mes chimères. Je n'ai cessé de réinventer des vies vécues par personne. Je ne sais comment m'approprier mon passé.
C'est peut-être pour troubler la préoccupation liée à cette quête un peu vaine que j'ai absolument voulu préparer une sorte de flan aux oeufs salé que ma mère avait l'habitude de préparer en fin de mois, un plat qui ne coûte presque rien et va trop bien avec le riz à la vapeur. Elle raconte qu'au Cambodge, la richesse des familles était proportionnelle à la quantité d'oeufs utilisés et que chez les plus pauvres, un seul oeuf mélangé à un litre d'eau pouvait nourrir toute une fratrie.

C'est une recette improbable mais absolument efficace pour laquelle il vous faudra trois oeufs, 1CS de nuoc mam, 1,5CS de sauce soja, 1CS de sucre, 1CS d'huile, deux petites gousses d'ail écrasées, du poivre du moulin et de l'eau en quantité variable. Vous mélangez bien le tout et vous le versez dans un grand bol ou deux ramequins en veillant à ce qu'ils ne soient remplis qu'aux 2/3. Vous faites cuire à couvert au bain-marie une dizaine de minutes, jusqu'à ce que le flan soit pris. De la ciboulette est bienvenue si vous en avez...****

Pendant le même week end parisien, je m'aperçus que je connaissais une fille à qui je n'avais même pas besoin de donner rendez-vous pour provoquer une rencontre. Fuyant les rues surchauffées par la foule du samedi, rêvant encore aux clichés japonais admirés plus tôt dans l'après-midi, nous avions décidé de ne plus partir de la salle fraîche et calme de Zenzoo, décidé aussi que nous préférions les dim sum au cochon plutôt que ceux au poulet et que le bubble tea soja-sésame était définitivement le meilleur. Je ne l'ai pas vue entrer mais quatre filles se sont installées à la table d'à côté et elle puis a agité ses lunettes de soleil sous mon regard étourdi. C'est une sensation à la fois étrange et grisante de croiser sans le prévoir quelqu'un qui vous est cher et dont le sourire silencieux, au-dessus du bubble tea au fruit de la passion, vous parait complice et rassurant.
J'ai éprouvé la même surprise réjouie en entendant par hasard à la radio, d'abord les paroles d'une chanson de Delerm citée de façon totalement incongrue dans une émission d'architecture puis la lecture impromptue de
la lettre d'Esther dans Comment je me suis disputé..., comme un cadeau que me faisait le programmateur. J'adore la contingence des émissions radiophoniques!
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Sinon, dans les évènements plus pragmatiques de la semaine, outre une pizza Narcisse (ah, ce choix aurait de quoi occuper toute une séance sur le divan!) vraiment pas mal du tout à la Pimprenelle, la pizzeria de la rue d'Antrain, après la séance de Midnigt in Paris, j'appelle enfin la fac pour fixer une date pour la thèse après une discussion animée à ce propos avec mon co-interne de garde de la veille (le genre de garçon qui s'excuse de manger DEUX crêpes jambon-fromage industrielles comme si c'était le comble de l'inélégance. Il ne saura pas qu'à trois heures du matin, après m'être cogné le front contre un évier puis le genou contre l'une des vitres de l'internat, dépitée d'être encore en train de travailler, j'en ai réchauffé une deuxième aussi, avalée debout entre deux gorgées d'eau glacée -parce que ça réveille). Tout ça pour dire que ça m'a fait un drôle d'effet d'inscrire ladite date sur mon agenda.
La photo du début avait été prise avec le Minolta lors d'une mini expo des étudiants de Duperré. Dans la soucoupe, on dirait des friandises mais en fait ce sont des globes oculaires. J'aime l'idée d'avoir représenté le fait qu'on croit parfois voir quelque chose de délicieux là où il s'agit d'horreur. Fonctionne aussi avec les gens.

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dimanche 1 mai 2011

Comment te souvenais-tu que j'étais encore là? (favourite lunch)

Sur le chemin du retour, en passant sous les glycines et les cerisiers prometteurs des jolies rues de Malakoff, j'ai pensé que je glisserai désormais une branche de menthe et quelques rubans d'écorce de citron dans la carafe d'eau fraîche!
(J'étais en mission secrète, presque en imper, lunettes de soleil et fichu à pois autour du visage, avançant à pas faussement assurés sur des trottoirs inconnus)
Le lendemain, G. enregistrait une émission pour une radio étudiante et moi, tapie sous une tonne de couvertures et avec des litres de thé chaud je regardais Jeanne Dielman préparer des escalopes de veau panées qu'elle servira au dîner avec des pommes de terre bouillies, des petits pois et des carottes, à son fils taciturne qui passe son temps à lire, y compris à table. Cette fois-ci, j'ai pris des notes sur un cahier rose pendant les 193 minutes que dure le film, remarquant que Sylvain, le fils de Jeanne Dielman, en pyjama bleu ou pull marron trop court, tartine du sirop de Liège au petit-déjeuner. En admirant aussi l'esthétique du thermos de café, de la bouteille de lait et de la façon qu'elle a d'allumer le gaz. Je suis complètement troublée lorsque je descends de la chambre de garde pour déjeuner, je ne fais même pas attention au contenu de mon assiette trop réchauffée, je mastique le gratin de pommes de terre en revoyant Jeanne Dielman malaxer du boeuf haché avec un oeuf, un peu de sel, de la farine, dans une terrine qu'elle recouvre soigneusement d'un peu d'eau puis d'une feuille d'aluminium précieusement pliée et conservée dans le tiroir de leur petite table de cuisine.
Au dîner, avec l'interne qui était de garde avec moi ce soir-là, en dévorant nos quiches lorraines pourtant industrielles, nous avons justement parlé cinéma et son avis fut sans appel: j'étais loin d'être guérie de ma snobitude (elle m'a dit que j'étais dure avec True Grit, que j'ai détesté, écoeurée par la scène finale sous les étoiles, dégoulinante de mièvrerie déplacée, tout le film m'a de toute façon été pénible. J'ai quand même insisté sur le fait que je n'étais pas cinéphile pour un sou dans la mesure où je ne connais bien que ce que j'aime et qu'il y a tout un pan de l'histoire du cinéma que je connais peu, ou mal) mais il faut croire que tout cela l'a amusée puisqu'à deux heures du matin, alors que l'hôpital s'était apaisé, nous étions encore à discuter, les jambes repliées sous le menton, en vidant la boîte de bonbons acidulés de l'internat.
Hier, à peu près à la même heure, nous sommes rentrés d'un après-midi en bord de mer (pélerinage Conte d'Eté; on est même allé à la Potinière, là où Gaspard attend Léna, qui ne viendra pas. C'est désormais un café-bar qui sert des cocktails dans une ambiance exotique, un refuge néanmoins intéressant pour siroter un café quand la grêle débarque sans prévenir sur la plage de Saint-Lunaire).
A minuit, sur la jetée quasiment déserte, nous avons regardé en silence les lueurs sporadiques des phares alentours et les éclairs sur la mer. Il a ri gentiment en rappelant comme je me fais maladroitement engloutir sous les vagues à Biarritz malgré ses conseils.
Demain, c'est le début de mon dernier semestre d'interne. Vous vous rappelez quand j'ai passé le concours la première fois? Et la deuxième? Et puis tout s'est bien terminé.
Tous ces patients rencontrés, toutes ces existences racontées, les moments de solitude, les doutes, l'effroi parfois aussi, une collection de souvenirs. A un moment, je voulais faire une série de photographies sur l'hôpital où je travaille. En noir et blanc, quelque chose qui montrerait les piluliers débordant de médicaments sur le chariot des infirmières, le visage des patients attablés dans les salles de repas, les barquettes qu'on leur sert, les tranches de gros pain du petit-déjeuner, leurs mains jaunies par le tabac autour d'un jeu de cartes, la peinture qui s'écaille dans les chambres vétustes, leur regard hagard sous les tilleuls, mais en fait l'inventaire me serre trop le coeur.
Ressentant un mélange d'appréhension timide et d'enthousiasme optimiste à l'idée de terminer bientôt l'internat (et son corrolaire direct: la rédaction de ma thèse), je me penche uniquement sur les nourritures rassurantes et printanières, contrepoints très doux à l'ébullition ambiante. L'un de mes déjeuners préférés est d'une simplicité désemparante mais ne me lasse pas: je mélange du riz chaud avec du poisson genre bonnes petites sardines ou délicats filets de truite aux trois huiles et les légumes du marché en petits morceaux en veillant à mélanger les couleurs, le froid et le chaud (pointes d'asperges tièdes, dés de concombre, carottes râpées, rondelles de radis, coeur de laitue émincée, ciboulette ciselée...). Le tout est assaisonné de sauce soja et d'un peu de schichimi togarashi puis décoré, parfois, d'un oeuf dur. Cuillère en bois ou en mélamine colorée indispensable!


Sinon, un dimanche comme aujourd'hui, l'un des trucs que j'adore faire, en fin d'après-midi, c'est d'écouter les émissions de Laure Adler en préparant le dîner. Ca fonctionne très bien avec des légumes farcis ou les petites crêpes -aussi!- farcies de Jamie...
Outre le fait que Laure aime bien passer des extraits de l'Abécédaire de Deleuze ou des entretiens de Georges Perec (ah, là vous voyez tout de suite pourquoi je suis accroc!), elle fait raconter des anecdotes extras à ses invités. Il y a la psychanalyse de Louis Garrel certes, mais aussi les aventures de Sophie Calle avec sa voyante, le soir où Godard fait passer un petit mot sous la table à Anna Karina ("Rendez-vous à minuit au Café de la Paix", en présence de l'amoureux d'Anna!), le jour où Pierre Soulages découvre les Beaux-Arts de Paris et comment il s'en est enfui.
Parfois, en les écoutant, je regrette un peu d'être psychiatre, mais je sais que si j'avais fait autre chose, je n'aurais cessé de regretter de n'être pas psychiatre. Vive la névrose!

BONUS!(Early April in Louisiana)


Vingt-cinq degrés de plus qu'à New York, robe, sandalettes et répulsif anti-moustiques de rigueur.
Nous avons fait du bateau au soleil couchant avec un couple qui venait du Massachusetts. Nous avons croisé des forêts de lianes, des iris multicolores, des nénuphars si fragiles, des castors, des iguanes, des échassiers, des aligators aussi, dont les yeux, à la nuit tombée, dessinaient d'innombrables et inquiétants points rouges scintillant à la surface de l'eau.
Nous avons été poursuivis par la police (une histoire de phares éteints) qui, voyant nos mines affamées et désespérées de ne croiser que des Wendy's ou des Burger King, nous a proposé de les suivre à notre tour, pour nous emmener dans un dinner où nous avons dévoré sous le regard amusé des serveurs, des oeufs au plat, du bacon et du hash brown (un genre de galette de pommes de terre râpées).
Nous avons bu du Virgin Mint Julep sous une allée de chênes tricentenaires, des mojitos en terrasse à la Nouvelle Orléans, du thé glacé pas bon du tout à The Orange Couch.
Nous avons mangé des po'boys au poulet frit, des crab cakes délicieux dans la salle déserte de la Myrtle Plantation, des cannoli tout frais et une divine glace straciatella et fior di latte chez Angelo Brocato, des fish pies et des beignets de banane à Bennachin, du canard au gingembre tendre et parfumé à Sukothaï, un pain au chocolat au Croissant d'Or, des pancakes géants et moelleux dans la jolie salle vert d'eau du Cafe Louie.
Nous avons acheté un album d'Edward Gorey dans une librairie située au rez-de-chaussée de l'immeuble où Faulkner a écrit son premier roman.
Nous avons été surpris de voir une exposition Bernard Faucon au Musée d'Art Moderne de la Nouvelle Orléans.
Nous ne sommes pas allés voir de films au Prytania, leur cinéma vintage de quartier chic.
En pleine nuit, nous avons mangé une gaufre recouverte de cream cheese et de rondelles de banane au Peniché au milieu de jeunes gens qui venaient grignoter des oeufs Benedict ou un po'boy au rosbeef.
Nous avons faillit acheter un lit à Modern Market, pas très loin de Magazine Street.
Nous avons repris l'avion pour New York, nous y avons remis nos manteaux, et rappelez-vous, nous avons fêté nos retrouvailles avec la Grosse Pomme autour d'un délicieux burger sur les nappes à carreaux rouges de PJ Clarke's...

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