mercredi 17 janvier 2018

La vie caféïne


Après quelques mois à vivre auprès d'un tout petit enfant, il fallut se rendre à l'évidence, nous ressentions une fatigue jusqu'à présent inédite. De ce constat découla une nouvelle nécessité : la consommation de café. Ainsi, très tôt le matin, pour ne réveiller personne à la maison et pour être à l'heure à la première séance (car certains vont chez l'analyste dès huit heures... ), je traverse à grands pas la place de la Mairie puis, place de la République je commande un café au lait au garçon toujours d'excellente humeur dans sa petite camionnette blanche. Je rentre alors à toute vitesse au cabinet en humant l'air frais et vif du petit matin, le gobelet chaud entre les mains. Deux minutes plus tard, bien installée dans mon fauteuil, je savoure une première gorgée de café. J'ai appris à aimer ça.
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C'est une petite fille qui peut écouter une vingtaine de minutes de lecture avec une attention soutenue tout comme elle peut m'arracher des mains le roman en cours en me lançant un regard las et vaguement exaspéré. Parfois nous la surprenons, adossée à son gros coussin, feuilletant intensément un livre sans images (ces temps-ci, Matilda de Roald Dahl).
C'est une petite fille qui peut dévorer de l'avocat au citron, une purée panais-patate douce ou du poulet rôti, comme elle peut recracher un biscuit maison (et réclamer un petit-beurre industriel - mais biologique, ouf). Elle aime par dessus tout le chèvre frais, les langoustines, les poires, le yaourt nature, la brioche, la patate douce et la compote de mangue. La saison des mirabelles fait son bonheur. Le donburi à la poitrine de cochon caramélisée, parfumée au sésame et au gingembre de chez IMA, l'a conquise. Ne parlons pas des galettes aux oeufs de poisson de sa mamie (qu'elle appelle madie).
Quand nous dînons toutes les deux, nous écoutons parfois France Culture. Entre deux bouchées de purée, je ponctue l'émission par mes propres remarques, parce que je ne suis pas toujours d'accord. Une fois, un morceau de hip-hop retentit. Elle s'immobilise immédiatement et me dévisage C'est quoi ce truc ? semble-t-elle dire. C'est aussi de la musique.
D'une manière générale, quand une chanson interrompt les intervenants radiophoniques, elle manifeste immédiatement une attention très particulière. Malheureusement pour elle, je chante très mal. C'est par ailleurs une adepte de Fauré, Bach, Liszt et Chopin. Et Peggy Lee.
J'ai été très démunie face à la question de l'habillement et elle a passé les premières semaines de son existence assez souvent en pyjama. Je reste à la fois sceptique et épatée par les photos de nourrissons très joliment habillés, avec des choses compliquées et précieuses. Je trouvais déjà bien difficile de ne pas se tromper dans le boutonnage d'un simple pyjama (j'ai été rassurée quand j'ai lu dans le roman de Valérie Mréjen qu'elle considère cette activité comme nécessitant effectivement une certaine concentration. Valérie Mréjen m'apparaît pourtant comme une fille plutôt très manuelle, une qualité indispensable me semble-t-il avec un nourrisson. Vous comprenez mon désarroi). Puis c'est elle, avec son caractère et ses attitudes (ainsi que la fréquentation assidue de divers sites concernant la question, j'avoue) qui a guidé le choix de sa garde-robe, que j'aime maintenant étoffer et contempler. Couleurs douces, imprimés fleuris, jolies matières, intemporalité, je suis presque jalouse. Bon, comme je ne veux pas non plus y passer des heures, j'ai quelques marques fétiches et je m'y restreins, c'est plus simple comme ça.
Je me souviens que la veille de l'échographie qui devait annoncer de façon certaine le sexe de l'enfant à venir, j'ai tout simplement passé une nuit blanche. J'étais terrorisée à l'idée de devoir m'occuper, dans tous les sens du terme, d'un petit garçon. Avoir un grand frère a longtemps été un rêve mais avoir un fils relevait de l'impossible. Le lendemain, dans l'obscurité de la salle d'examen, une silencieuse larme de joie, de soulagement, de douce félicité, dévala lentement mon visage.
Ses grands yeux sombres, bordés de longs cils, sont assez fascinants.
On a beau avoir l'habitude des gardes de 24 ou 36 heures passées debout à écouter, examiner, téléphoner, expliquer, rassurer, recoudre, prescrire, justifier et courir sans cesse, quand votre enfant se réveille pour la deuxième fois dans la même nuit, on est soudain absolument épuisé. La contrepartie du supplice enduré (sortir de son lit chaud et douillet pour traverser tout l'appartement vers la chambre de l'enfant) tient tout entier dans ce moment où vous sentez ce petit corps tiède comme une brioche ramollir contre vous, la tête enfouie dans le creux rassurant formé par votre cou et votre épaule. Délicieux. Heureusement.
J'aime la voir regarder avec curiosité les photos d'elle, alors microscopique bébé.
Quand elle croise un chien ou un chat dans la rue, elle le désigne de sa petite main tendue. "Graou, graou" fait-elle alors à l'attention de l'animal.
Il y a quelques années, j'ai assisté à une conférence d'Alain Bergala sur le thème de la jeune fille au cinéma. Il n'y a pas eu d'hésitation dans sa voix quand il a développé l'idée qu'avec la maternité, la jeune fille renonçait définitivement à sa légèreté et à sa grâce éthérée pour devenir une chose flasque. Dès lors, son visage s'empâtait, son menton se lardait de gras, ses bras ramollissaient, c'était l'horreur, d'autant que la terrible métamorphose n'était pas seulement physique. En effet, les nouvelles préoccupations de notre jeune mère (kilos de langes, kilos de lait chante Albin de la Simone, plus empathique que Bergala) la rendent forcément stupide. Elle n'a plus le temps, plus l'envie, plus l'énergie, la pauvre, de lire, de réfléchir, et encore moins d'aller au cinéma. J'étais à la fois effarée et gênée d'être un peu d'accord avec ce misogyne de Bergala, car j'avoue que j'ai toujours trouvé que les jeunes femmes de mon entourage, une fois devenues mères, s'étaient discrètement affaissées. J'avais pitié de leur allure pataude, incommodées par leur poussette qui me paraissait gigantesque. Dans ma construction imaginaire, les femmes qui avaient un enfant affirmaient qu'elles étaient femmes (et non pas jeunes filles, nuance) et avouaient aussi par leur statut qu'elles avaient renoncé à une vie intéressante (comment un enfant pouvait-il être plus intéressant qu'un film ou un roman ? Je demandais à voir). J'avais donc terriblement peur que Bergala ait raison sur toute la ligne et moi qui m'étais toujours considérée comme une éternelle adolescente, je faisais des cauchemars de ramollissement et de décrépitude généralisée. Ça m'a vraiment beaucoup tracassée (surtout l'histoire du menton).
Plusieurs mois plus tard, je traversais la ville à grandes enjambées. Je revenais de Petite Nature avec dans les bras un sac en papier brun renfermant une summer box (des boulettes végétales, du riz complet, des crudités et une sauce spéciale) et un jus tout frais. C'était une très belle journée. J'ai croisé ma silhouette dans une vitrine. Je n'en revenais pas, c'était la même qu'avant, elle était même plus légère qu'avant. Le même long manteau, les mêmes tennis, la même jupe, les mêmes cheveux. Le même menton. Je me suis régalée de mon déjeuner à la maison, et à 15h, il y avait une séance pour le dernier Depardon. J'avais pris ma revanche sur Bergala.*
Au printemps, nous louons une petite maison à Belle-Ile. Pas parfaite du tout mais nous nous sommes terriblement amusés. Souvenirs de gâteau aux pommes, crêpes, pâtes aux sardines, pommes de terre sautées, cheveux au vent, biberon au milieu des ajoncs, déjeuner chez Renée et discussions enflammées avec G., campagne électorale oblige.
Souvenir aussi de Bordeaux en juillet, bras nus dans la poussette, petites bouchées de sorbet mangue ou de crème glacéee chocolat, petit-déjeuner-brioche en terrasse.
Pendant nos trajets en voiture, nous écoutons La tribune des critiques de disques. Elle adore. Malheureusement, l'émission n'a pas d'effet anti-émétisant systématique.
Souvent je m'inquiète que d'une manière générale, sa vie ne soit pas assez bien. Et puis je pense à ma vie d'enfant, abondamment nourrie à la télévision et aux raviolis Buitoni (et autres horreurs adorées : knackis, crêpes jambon-fromage surgelées, ramen en sachet, cordon-bleus et purée en flocons... C'était moderne pour ma maman), jamais de musique classique, ni de musée, ni de théâtre, ni de vacances, le cinéma très tard et très mauvais au départ... Ceci n'a pas empêché cela, plus tard.
C'est une toute petite fille très vive, joyeuse, pleine d'entrain. Rien a voir avec l'enfant apathique que j'étais.
Vincent Delerm reprend Géant D'Alain Chamfort. Je suis terrassée par l'émotion. La chanson commence "Elle a trois ans, je suis fou d'elle" mais elle dit surtout "Quand on est aimé, on peut tout faire je crois". J'y pense, quand, harassée de fatigue ou préoccupée, je lave un enfant, soigneusement, je l'habille, installe une couche, prend soin de sa peau, de ses cheveux, de son repas (du poisson à la vapeur, de la purée de patate douce, une poire en morceaux, un bon yaourt), lis des histoires, joue à cache-cache, regarde des images en nommant les choses, donne un biberon, berce, cajole, fait un spectacle de peluches, alors que j'aurais simplement envie d'aller justement écouter des chansons de Vincent Delerm en regardant le plafond, et qu'on ne me dérange pas.
Un jour, une jeune femme m'arrête dans la rue. "Excusez-moi, est-ce que je peux vous demander d'où vient..." Autrefois, il s'agissait de mon manteau ou de ma robe mais cette fois-ci, cela concernait le gros paquet de couches biologiques que je portais à bout de bras...
L'un des ses jeux préférés du moment est de monter sur notre lit dont nous surveillons chacun un côté puis, au milieu de mille acrobaties, de se jeter alternativement dans chacun de nos bras en riant aux éclats. C'est assez euphorisant.
En fin d'été, nous déjeunons avec elle à Bercail. Le restaurant est étroit et au moment du départ, la manoeuvre de la poussette requiert une certaine dextérité (que je n'ai évidemment pas, être manuelle comme être face B. demande de l'entraînement). A la table ronde près de la sortie, une jeune femme que je ne connais pas vraiment mais avec qui nous échangeons un sourire et un salut à chaque fois que nous nous croisons, déjeune avec son compagnon et leurs deux enfants. Je ne lui ai jamais parlé mais il y a une reconnaissance l'une de l'autre (nous fréquentons les mêmes cantines, nous portons la même robe A.P.C, etc). Je m'excuse au moment du passage de la poussette car l'un d'eux est obligé de se lever pour nous laisser passer. Je suis gênée par ma gaucherie et mon encombrement mais cette jeune femme dit avec un ton qui m'émeut "Je vous en prie. Je comprends tout à fait". J'avais l'impression que ce n'était pas du tout une parole en l'air.
Je suis longtemps restée intranquille, et sans doute le suis-je encore, à propos de tout ce que je n'arrive pas à envisager de faire avec un petit enfant. Je regarde ces mamans qui font de longs voyages avec un bébé, ou simplement qui déjeunent seule au restaurant avec lui. Je m'en sens parfaitement incapable. Et pour tout avouer, je n'en ai pas très envie. J'aurais l'impression d'être accaparée, même si le petit enfant est adorable, calme, joli, tranquille, il sera là et je ne pourrai pas rêvasser, lire, savourer, je serai gênée. Je sais que cela est lié à l'état de "bébé" et je suis impatiente de l'à-venir, celui du langage en premier lieu, des voyages lointains, des restaurants autrement que sur une chaise haute, des conversations après le cinéma... Je me demande souvent quels seront ses goûts et ses choix. Le suspense de sa personne en devenir me tient en haleine.
Régulièrement, pendant les vacances scolaires, elle passe sept-dix jours chez mes parents et nous retrouvons, le temps d'un road-trip en Italie ou de quelques jours au bord du lac de Côme, cette ambiance très singulière d'une vie à deux. Alors j'éprouve un vertige, le vague regret d'une vie que je n'aurai plus alors même qu'elle n'a pas disparu puisque je suis en train de l'éprouver. L'un n'empêche pas l'autre, c'est même l'un qui a permis et qui permet l'autre. Quand on est aimé, on peut tout faire je crois.
Et pour l'écriture, on a dit Ne jamais abandonner...


*en réalité, je suis davantage l'ado d'Albin de la Simone (légère obsession depuis que je l'ai vu en concert) que la jeune fille de Bergala...