mercredi 24 juillet 2013

This is all about Berlin (un feuilleton estival) (3)

//Sur le chemin des cafés//

Le dimanche, une foule dense, hétéroclite mais unanime, se presse sur la ligne 2 du métro. A la station Eberstrasse, les wagons se vident et tous les passagers prennent la même direction, sur la droite, vers l'immense marché aux puces du Mauerpark, au nord de la ville. Là, en plein air, entre les touristes qui marchandent maladroitement un objet qu'ils oublieront parfois à l'hôtel et les autochtones qui repartent avec une table basse sous le bras, au-delà de la (fausse) bonne affaire à conclure, je finis par ressentir un inévitable malaise. Tous ces objets abandonnés me laissent entrevoir autant de vies marquées par une séparation, une disparition, le travail du temps. A qui appartenait ce cartable en cuir avec ses tâches d'encre, ce grand canapé en velours râpé, ce miroir rond peu flatteur, ce tampon-dateur, ce robot ménager, cette machine à écrire rayée, ces poupées russes, ces petites cuillères, et tous ces appareils photos qui suscitent ce matin-là l'intérêt de nombreux touristes français? Je profite de l'absence d'un vendeur pour faire un polaroïd de petits personnages en bois désuets, c'était plutôt joli mais ce cliché a disparu, je le cherche depuis trois jours...
Nous avons résisté, sans trop de difficulté il faut l'avouer, aux diverses propositions alimentaires qui ponctuent la déambulation embouteillée de rigueur et nous n'avons donc pas du tout goûté aux soupes, aux gaufres, aux crêpes, aux sandwiches turcs, aux jus de grenades et aux petits biscuits, nous réservant pour le déjeuner que j'avais prévu de faire au Slörm Café.
Depuis le Mauerpark, il faut revenir vers la station de métro puis emprunter la très large Danzigerstrasse, sur son côté gauche, en admirant les façades colorées des immeubles et une librairie de cinéma visiblement bien achalandée mais fermée.



Au Slörm, côté comptoir, on s'assoit sur des fauteuils de cinéma en velours rouge rabattables tandis que dans la pièce du fond, en compagnie d'un aquarium et d'un couple d'aras bien élevés, quelques fauteuils s'organisent autour de caisses en bois qui font usage de tables basses dans un certain respect de l'inachèvement assûmé. Le chocolat chaud se choisit au lait, blanc ou très noir, le petit sandwich chaud au chèvre et aux figues, avec du miel et de la roquette se grignote en discutant de l'après-midi à venir mais une fois sa dernière miette avalée, on est tellement bien entre les grandes oreilles des fauteuils à velours ras, qu'on a soudain très envie de faire une petite sieste, juste comme ça.
A quelques rues du Slörm, un après-midi lors duquel nous déambulions dans Prenzlauer Berg, nous nous sommes arrêtés au café CK où un garçon s'appliquait à verser lentement de l'eau bouillante sur son café filtre. Ça sentait terriblement bon. Le matcha est délicieux aussi.
Slörm Danzigerstrasse 53
Café CK Marienburgerstrasse 49


Le mieux, c'est d'arriver au Vux avec une petite faim, discrète, supportable, mais qui vous tiraille un peu quand même. Un peu comme quand vous décidez d'aller à Bob's kitchen et que vous savez déjà en chemin qu'un futomaki végétarien et un jus fraîchement mixé vont vous rassasier et vous procurer un sentiment de délectation en vous laissant si agréablement léger. Caché derrière une église, le Vux est un lieu lumineux, calme et tranquille, avec un beau parquet, du mobilier en bois blanc, des fleurs sur chaque table. La cuisine est végétarienne, faite maison évidemment, et chaque bouchée est enthousiasmante. Loin de l'agitation parfois démonstrative et bruyante de Mitte, dans un quartier où nous n'avons croisé aucun touriste, nous avons partagé une soupe de tomates, veloutée et épicée, servie avec un pain maison tout moelleux et encore tiède et goûté la tarte à l'aubergine bien relevée et parsemée de petites graines. En dessert, une tarte coco-citron ultra rafraîchissante, à la texture parfaitement soyeuse, et qui laisse à G. un souvenir impérissable. Une adresse qui vaut le détour, surtout en milieu de voyage, quand on est un peu fatigué.
Vux Wipperstrasse 14


Première tentative à the Barn en milieu d'après-midi: toutes les places sont occupées autour des toutes petites tables basses semi-improvisées. Leurs occupants en pull jacquard et lunettes à monture bois nous ont dévisagés avec une compassion ironique. Je ne prends même pas la peine d'examiner les pâtisseries exposées sur le comptoir.
Deuxième tentative, il est dix-huit heures, on nous informe que la fermeture a lieu dans une minute. Une grande dame brune en imperméable juste avant nous dans la file d'attente, demande à la serveuse dans un français impeccable "Je vais prendre une part de votre cake à la carotte qui me dévisageait depuis la rue". Je préfère goûter le cake au citron, coupé en tranche épaisse, elle-même déposée sur un carton blanc à bords ondulés qui sera glissé dans une pochette en papier brun. Deux minutes plus tard, nous avons convenu de nous arrêter sous un porche élégamment éclairé pour mieux admirer la texture de ce cake au citron au goût prodigieux, délicieusement frais et acidulé.
Troisième tentative en début d'après-midi, deux tabourets en bois recouverts de moumoute nous attendaient. J'ai choisi un flat white corsé et onctueux, il a pris un café et a beaucoup ri en trouvant du sucre super brut présenté dans un pot de fleur en terre. Nous avons partagé un gâteau qui empilait savamment des biscuits et de la ganache au chocolat, ce n'était ni sucré ni écoeurant comme on pouvait s'y attendre mais plutôt fin et délicat comme un dessert de grand-mère sans concession.
A quelques pas de The Barn, n'oubliez pas d'aller flâner à Do you read me? la librairie qui assouvit tous vos désirs de revues internationales à condition de faire abstraction de la placidité poseuse des vendeuses.
Tout près également, l'indispensable RSVP. Dans cette papeterie épurée et lumineuse, on tourne autour d'une unique et immense bibliothèque en bois clair où sont présentés de façon minimaliste et rigoureuse des porte-mines moutarde, blanc ou bordeaux, des cahiers, des carnets, des bloc-notes, souvent en papier brut, sobrement quadrillés en gris clair, avec des couvertures aux couleurs sourdes. Les mètres rubans s'enroulent dans de jolies boîtes en bois aux veines sombres, le coupe papier se dissimule dans un stylet blanc, jamais un dévidoir à scotch ne vous a paru aussi beau, on ne cesse d'être épaté par l'esthétique de l'utile. Dommage que la propriétaire ait un peu malmené la petite fille présente à ses côtés en lui infligeant du calcul mental affligeant et répété.
Dans la même rue que RSVP, n'hésitez pas à faire une pause à Mamecha, un joli salon de thé vert japonais, élégant et tranquille. Ils servent des petites pâtisseries légères et toute la journée de très appétissants bentos préparés par des cuisinières en tablier en lin bleu qu'on voit s'agiter avec souplesse en cuisine, dissimulée derrière un grand noren.
Un peu plus loin dans Mitte, chez Image Movement, toutes sortes de films rares ou expérimentaux en dvd et de grands fauteuils où s'installer pour regarder un documentaire sur un chorégraphe oublié.
The Barn Augustrasse 58
Do you read me? Augustrasse 28
RSVP Mulackstrasse 14
Mamecha Mulackstrasse 33
Image Movement Oranienburgerstrasse 18



Soir de pluie sur la Oranienstrasse toujours très fréquentée. Surpris par la tombée précoce de la nuit en novembre, nous avions erré dans des rues mal éclairées puis avions tenté d'éviter les flaques qui grossissaient dans un quartier d'immeubles anonymes, interrompus de temps à autre par les lumières agressives de cafés au comptoir lustré et sans clients. Au fil des rues désertes et brillantes de pluie, nous avions croisé la jambe siliconée d'un mannequin qui dépassait d'une poubelle en plastique orange.
Première halte pour se sécher un peu à Luzia, dont les flammes rases des bougies ont brûlé les pétales des petits bouquets éparpillés sur les tables en bois. L'endroit est très sonore et un peu froid, vaguement poisseux. J'avale un thé sans intérêt et nous nous enfuyons sous le parapluie à pois. A quelques pas, le bateau ivre était un refuge beaucoup plus intéressant. A la table du fond, il est vraiment plaisant d'écrire, de dessiner, de feuilleter ensemble le journal, de boire un verre de vin délicieux en grignotant des olives, un peu de fromage et une étonnante saucisse épicée en observant la faune hétéroclite et souvent amoureuse se presser au comptoir sous la gracieuse surveillance d'un immense vase de lys roses.
En journée, ne manquez pas de jeter un oeil aux sélections pointues et élégantes de la boutique Voo, à quelques mètres.
Le bateau ivre Oranienstrasse 18
Voo Oranienstrasse 24

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lundi 15 juillet 2013

This is all about Berlin (un feuilleton estival) (2)

//Au café//

Au Katie's blue cat, ça respire le gâteau qui sort du four et le bois ciré. Sur le comptoir et dans la petite vitrine s'empilent et s'alignent les shortbreads natures, brillants de sucre, ceux aux canneberges et aux pistaches et ceux au thé Earl Grey; il y a aussi des scones replets, des cookies blindés de fruits secs et de chocolat, du pain au levain à la mie crémeuse, des barres au citron et en saison, des whoopie pies à la citrouille. Dans la salle, on croise à la fois deux amies américaines venues expérimenter les cookies et le latte, une mère et sa fille qui dévorent un bagel au saumon avant d'aller au cinéma, une grande fille brune cheveux courts, longue jupe moutarde, lunettes en écailles et lecture concentrée de Kundera, une réplique de Lux Lisbon en train de préparer minutieusement des tartines (pain au levain + cheddar + raisin frais) qu'elle dévore avec délectation tandis que son accompagnateur laisse tranquillement fondre un peu de beurre sur les crumpets tièdes, qui, pour les avoir éprouvés, sont irrésistibles.


Tandis que nous partagions une part de carrot cake moelleux et parfumé, une fille est entrée en trombe avec un garçon qui affectait un air dégagé. Ils ont bu un latte en vitesse et sont repartis aussi sec, elle dans son trench années 70 et ses collants côtelés blancs, lui avec son écharpe frangée à motifs géométriques enroulée sans dessus-dessous autour du cou. Ils sont revenus deux minutes plus tard et ont demandé deux bagels à emporter, elle a fourré le sac en papier kraft brun dans son grand tote bag au slogan illisible et ils ont filé.
Tout près du Katie's blue cat, le mardi et le vendredi après-midi, la communauté turque accroche des lampions en papier et aligne ses stands colorés le long de la Spree, l'occasion de se promener entre les piles d'énormes grenades rubis, les petites brochettes qui grillent lentement et les épices entêtantes. Un garçon inquiet demandait aussi à la marchande de fromages ce qui pourrait parfaitement accompagner des gnocchis de betterave.
Dans le quartier, à deux pas du Katie's, vous tomberez forcément sur Vintage Galore, une jolie boutique où l'on fantasme de faire rentrer dans sa valise un abat-jour émaillé, un miroir en teck ou une lampe plissée ainsi que Sing Blackbird, une friperie-café où chiner des jolies blouses aux imprimés vintage.
Katie's blue cat Fridelstrasse 31

Vintage Galore Sanderstrasse 12
Sing Blackbird Sanderstrasse 11


La mise en confiance fut presque immédiate au 2and2: mobilier années 50 soigneusement sélectionné, alignement de Chemex et de bouilloires émaillées Tsuki Usagi, petits dessins adorables sur la carte, mugs rayés dépareillés, défense d'un café trié sur le volet. En milieu d'après-midi, sans avoir déjeuné, il n'était pas trop incongru de commander une part de quiche lorraine. Elle était tellement addictive (pâte maison bien croustillante et fondante, appareil lacté, discrètement fumé, onctueux) que nous en avons commandé une deuxième part. Comme les tartes sont réchauffées doucement pour les tiédir sans les dénaturer, vous avez tout le temps de vous enfoncer un peu dans les fauteuils moelleux et d'évoquer les péripéties de la matinée en sirotant tranquillement votre thé. En dessert, plein de petits gâteaux français (financiers, canelés, madeleines) et une tarte aux pommes normande douce et réjouissante.
Juste en face, de l'autre côté du trottoir, le Melbourne Canteen fut un refuge très agréable quand nous sommes arrivés un soir vers 22h30 après avoir découvert l'appartement que nous allions occuper pendant quelques jours (c'était la deuxième fois à Berlin, c'était avant de retourner au Michelberger, c'était une précaution pour vaincre l'appréhension d'un retour dans un lieu adoré. C'était très bien aussi!). Ils font notamment des supers cocktails et des pies délicieuses, servies brûlantes dans leur petit plat.
2and2 Pannierstrasse 6

Melbourne Canteen Pannierstrasse 57


Ce que j'ai d'abord vu au Meierei, c'est la petite pile rose de Manner sur le comptoir. J'assûme un penchant prononcé pour ces gaufrettes fourrées à la pâte de noisettes, et encore davantage pour celles fourrées au chocolat, emballées dans du papier couleur crème. C'est assez idiot mais je suis très sensible à l'objet en lui-même, la typographie employée, la façon dont s'ouvrent les paquets et le prédécoupage de chaque gaufrette, format domino. J'avais dévalisé un supermarché berlinois la première fois, je les traquais à Vienne et je bénissais la supérette bulgare qui en vendait toute la nuit juste à côté de l'hôtel de Budapest. Mais le Meierei ne se contente pas de proposer des Manner, il sert aussi des spécialités autrichiennes très finement cuisinées dans une ambiance parfaitement congruente (petites gravures alpestres sur les murs crème et vert d'eau). Le leberkäse, servi tiède avec une salade de pommes de terre légère et acidulée, est vraiment épatant, très subtil là où je craignais un simple pain de viande roboratif. En dessert, ne ratez pas le merveilleux apfelstrudel qui mêle généreusement pommes fondantes,  cannelle et fruits secs.
Meierei Kollwitzstrasse 42

D'autres cafés dans le prochain épisode!

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jeudi 11 juillet 2013

Interlude sentimental du feuilleton estival

//G. devant une installation de Rolf Julius au Hamburger Bahnhof, à Berlin au printemps//

Il m'a tendu la main du haut de l'installation dissimulée parmi les larges branches d'un arbre au nom inconnu. J'ai gravi l'échelle un peu raide et, ainsi installés côte à côte, au coeur des feuilles frémissantes, nous avons regardé les côtes lointaines et l'onde palpitante de lumière. J'ai pensé à Tom Sawyer (mon dessin animé préféré) et au merveilleux cimetière marin de Paul Valéry qu'il me chuchotait déjà il y a de cela dix ans maintenant.
Il dit "On dîne et après, je te montre un film." "C'est quoi?" "Tu verras."
C'était Margot at the wedding, le deuxième film de Noah Baumbach, jamais sorti en France et dans lequel je retrouve son acuité ironique quant à l'adolescence et aux relations familiales. Il dit "Je trouve ça mieux que Frances Ha", je n'arrive pas à savoir si je suis d'accord parce que Frances, avec ses grands bras levés au ciel, ses chemises de garçon sur ses robes à fleurs, ses histoires de fac qui ennuient tout le monde dans les dîners mondains, m'a quand même beaucoup touchée. J'aurais juste préféré qu'elle ait la lose jusqu'au bout (après le film, en terrasse, devant ma crêpe au chocolat, je dis "Wes Anderson n'aurait jamais choisi cette fin-là, lui!").

Un soir, il avait préparé une quiche lorraine (à la crème de soja). Un jour, au travail, il dépose en cachette un sandwich maison délicieux (baguette Cozic + rillettes de luxe) somptueusement emballé et me prévient d'un message Il y a un goûter à l'endroit habituel. Ne tarde pas trop!
Il partage mon goût pour les smoothies à la pastèque, la peau du lait dans le chocolat chaud matinal, il se ressert de mes spaghettis à la sardine et aux tomates.
Il est parti ce matin pour quelques jours, au loin, il prenait un train puis des bus qui passaient peu souvent. Il avait laissé sur mon bureau un paquet et un petit mot, de la lecture pour tromper l'absence. Dans l'appartement labyrinthique et silencieux, j'enfile l'un de ses cardigans sur ma robe rose et bleue et j'écris, avec aux pieds des chaussons de danse. L'effet Frances Ha, probablement.

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mardi 2 juillet 2013

This is all about Berlin (un feuilleton estival) (1)


//Soleil froid de novembre sur le bureau de la chambre 302, à Berlin la première fois//
Il fallait se hisser sur la pointe des pieds pour réussir à ouvrir l'immense fenêtre, bordée d'un lourd rideau en drap épais couleur moutarde. On apercevait alors les toits berlinois, les façades avalées par le lierre capricieux, le mouvement mélancolique du métro et les enseignes lumineuses au minimalisme futuriste.
Dans la chambre, sous le plafond à la hauteur vertigineuse, j'éprouvais une sensation d'abri, de repli et d'intimité absolument réjouissante. J'aimais le bois clair du grand bureau et des petites étagères où il avait déjà aligné les appareils photographiques et son flacon de parfum particulièrement pertinent car c'était L'eau d'hiver, qui me rappelle à la fois l'amande fraîche, le parquet ancien, une véranda remplie de plantes un jour d'orage.
J'aimais aussi le divan aux lignes simples, le tissu gros grain qui le recouvrait, les coussins aux tailles variées et aux couleurs tranchées, les fils électriques épais et colorés qui parcouraient les murs et le plafond, croisant parfois de minuscules photographies sépia où l'on devinait des vacances balnéaires. Très en hauteur, après un escalier un peu raide, il y avait de grands matelas blancs, à même le sol, recouverts de couvertures toutes blanches elles aussi, chaudes et moelleuses. C'était comme dormir sur un nuage.

Le matin, les salons restaient presque toujours déserts. Les boules à facettes tournaient lentement au rythme de chansons parfaitement inattendues, une jeune fille dispersait des anémones dans les vases éparpillés un peu partout, le piano rutilant attendait son heure. G. commandait au comptoir un americano et un grand thé vert pendant que je regardais du coin de l'oeil les nouveaux arrivants, leur valise roulante maladroitement tirée et le visage encore plissé par le voyage. Ils semblaient chaque fois étonnés par l'incongruité du lieu. Ils se dirigeaient d'un pas hésitant vers la réception, matérialisée par un bureau circulaire derrière lequel s'agitaient des jeunes gens parfaitement polyglottes mais dont la bienveillance, il faut l'avouer, reste absolument aléatoire (il ne faut donc pas y accorder d'importance mais plutôt se laisser bercer par les musiques nonchalantes savamment diffusées).
Le soir, sur les sofas gris, sous les grands abat-jours composés de revues surannées, à la lueur des bougies minuscules, certains organisent le circuit de la nuit à venir, d'autres feuillettent des magazines ou progressent dans leur gros romans mais à plusieurs reprises, une activité étrangement répandue reste bizarrement la commande de chaussures. On notera également l'effet systématique produit par les garçons qui font semblant d'écrire leur journal, assis en tailleur, une écharpe autour du cou et la main dans les cheveux, sur les jeunes filles en voyage. Pour ma part, j'affectionnais particulièrement le divan qui longeait la plus longue des bibliothèques. Là, au retour de nos dîners enthousiastes et de nos promenades nocturnes échevelées, j'aimais me déchausser et allonger mes jambes éprouvées. Alors, bien adossée aux épais coussins turquoise, je sirotais avec G. de mystérieux cocktails (ils s'appelaient parfois Trust your barman, je n'avais pas froid aux yeux) et goûtais une rare sensation de bien-être où se mêlaient confusément la sensation enivrante d'être dans un lieu familier dont la pérennité est improbable, la sensation aussi d'une absence absolue de contrainte et le bonheur infini de partager ces instants de vertige précieux avec la personne aimée.
Evidemment, tout cela a un prix, celui de l'inévitable séparation. La première fois, le jour du départ, assise dans mon coin préféré sans pouvoir m'y déchausser parce que l'arrivée du taxi était imminente, j'avais la gorge trop serrée pour finir mon thé trop chaud et ce jour-là discrètement émétisant. Une tristesse mystérieuse et dure m'étreignait tandis que je contemplais les salons gris et les coussins bleus, les livres qui dépassaient des bibliothèques, ceux qui s'empilaient entre les divans, les tâches de lumière colorée projetées au plafond par le mouvement lancinant des lampes à facettes, il y avait aussi un musicien qui travaillait l'air de rien. Mais la deuxième fois, le jour du départ encore, je savais qu'il fallait tordre cette tristesse, j'avais appris entre temps qu'il n'est pas indispensable d'être malheureux au moment de la séparation pour faire exister un lieu, un moment, un vécu, que le bonheur n'est pas forcément de mauvais goût. Assis près du piano, en attendant une nouvelle fois un taxi pour l'aéroport, après avoir contemplé la petite vitrine près du comptoir dont j'avais jusqu'ici examiné le contenu avec une regard suspicieux (il y avait des gâteaux aux couleurs étranges et des sandwiches aux ingrédients contrastés), nous avons décidé de goûter une sorte de foccacia garnie de cream cheese, de jambon et de concombre. C'était moelleux et régressif, ça me rappelait les tartines de fromage fondu que je partageais avec mon papy chinois, ça me rappelait aussi les croissants au jambon que me prépare G. quand je suis malade. Enthousiasmés par ce premier essai et comme il restait encore un peu de temps avant de filer avec nos valises, nous avons demandé un autre sandwich, celui-là à la saucisse piquante, au fromage, à la tomate, servi tiède par le serveur amusé de nos sourires gourmands. C'était parfaitement délicieux. Je contemplai alors une dernière fois les bibliothèques, les sofas, les fleurs, les bougies, le piano, les lampes, les gens du Michelberger Hotel. Il a pris ma main, nous avons saisi les valises, le taxi était là.



Le Michelberger Hotel est à Friedrichschain, un quartier très chouette à explorer à pieds. Le samedi, sur la Boxhagener Platz, on trouve un marché nourricier absolument appétissant (le fantasme réalisé du sandwich à la saucisse dont les extrémités grillées dépassent du petit pain). Le dimanche, sur la même place, un marché aux puces très vivant. Tout autour, un dédale de rues remplies de petites boutiques, de fripes et de papeteries, ainsi qu'une pizzeria qui sert dans une ambiance survoltée des pizze à pâte ultra fine aux garnitures pensées (Il Ritrovo, Gabriel Marx Strasse 2). J'aurai l'occasion de vous reparler du quartier quand j'évoquerai l'un de mes restaurants préférés...

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