mardi 31 juillet 2018

Ce qui ne suffit pas


C'est un mardi soir, début juillet. G. rentre dans quelques heures. Une petite fille s'est endormie il y a peu, après le récit de Ponyo sur la falaise (une version personnelle, qui se clôt savamment après l'épisode des ramen : malgré son appétit, Ponyo est trop fatiguée pour terminer son bol, elle n'arrive plus à tenir ses baguettes, Sosuke et sa maman la couchent sur leur canapé et replient sur elle une couverture rose pâle... Vous voyez l'idée).
Il reste quelques parts de pizzas délicieuses, vestiges d'une soirée joyeuse, tous les trois. Je les saisis dans le four très chaud, je glisse les triangles brûlants sur une planche en bois, je m'installe dans mon bureau. Il fait encore jour et très doux, j'ouvre grand la fenêtre, l'air du soir sent bon. Assise en tailleur sur le tapis, j'attaque une part de pizza tout en installant un podcast. Cette position, cette activité, écouter la radio assise par terre en mangeant quelque chose de grandement satisfaisant, me replonge chaque fois en un instant à ma vie d'étudiante. C'est agréable et précieux, l'un des rares aspects de la vie sans G. à laquelle je suis indéfectiblement attachée.
Ainsi, j'écoute Edouard Louis chez Marie Richeux. A un moment, il explique qu'il écrit pour tous ceux qui ne peuvent pas parler (en l'occurrence les ouvriers, qui ne disposent pas des moyens nécessaires pour évoquer leur existence, leur condition) et je m'aperçois alors que mon travail, celui de psychiatre, et de psychanalyste, consiste à écouter, avec une attention particulière, les gens parler d'eux, de leur vie, de ce qu'ils ne pourraient dire à personne d'autre, et à amener ceux qui n'en ont pas l'habitude (et ce ne sont pas forcément des ouvriers), à le faire, et que cela puisse leur être bénéfique. J'aime bien ce travail.
Il ne reste bientôt plus que quelques miettes de pizza, je grignote des fraises. Cultivées avec soin près de la maison, elle sont délicates et parfumées. Je me demande alors, à la suite d'Edouard Louis, pourquoi j'écris, ce que j'attends de l'écriture, pourquoi cela me tracasse de n'être pas publiée, pourquoi ce que je fais pour les gens, chaque jour au cabinet et pour de longues années encore, ne me suffit pas.
Quand j'écris, j'ai toujours à l'esprit la petite fille que j'étais et pour qui le livre, en tant qu'objet, était le meilleur des compagnons, le meilleur des doudous, le meilleur des voyages, un organe vital extérieur à moi, et même une raison de vivre finalement (il y avait tant de livres à lire qu'il fallait espérer mourir vieux). Quand j'écris, je pense aussi beaucoup à l'adolescente que j'étais, à la conscience que j'avais de ne pas être au bon endroit, à la bonne époque, mais sans bien savoir quelle issue était possible et comment la trouver. L'existence même de cette issue me paraissait hypothétique. Avant de le découvrir au travers du cinéma, c'est d'abord la littérature qui me laissait apercevoir que la vie, la mienne, pourrait être différente. Que d'autres personnes avaient pu ressentir avant moi la violence de la solitude, du mal-être, de l'impatience, et qu'elles avaient su trouver les mots pour le dire, tellement précisément que sans me connaître, elles parlaient pourtant de moi.
Si j'écris, si j'essaie d'écrire, c'est pour cela. Pour qu'un jour, quelqu'un (oui, une personne suffirait) en me lisant, puisse se sentir si bien compris qu'il en soit profondément et durablement consolé.
Pourtant, je sais par expérience que cet effet recherché sur l'autre, j'y parviens au cabinet, dans le secret des séances (en écrivant cela, je me rappelle d'un jour très lointain, j'étais très jeune et G. était encore interne. Nous flânons dans les rues de Rennes quand un garçon nous interpelle et salue G., qu'il remercie très chaleureusement pour ce qu'il lui a apporté, en tant que patient. Cette rencontre m'avait beaucoup remuée. J'espérais qu'un jour, il puisse m'arriver la même chose et je voulais être un médecin suffisamment bon pour cela. Des années plus tard, je constate que c'est arrivé bien des fois et je m'aperçois, que cela ne suffit pas).
Je voudrais tant, je rêverais tant, que ce ne soit pas par l'intermédiaire d'un rendez-vous et d'un savoir-faire clinique que les gens puissent ressentir quelque chose lié à ce que j'aurais pu exprimer. Je voudrais que ce soit par hasard, qu'ils aient traîné, comme je le fais si souvent, entre les tables et les rayons d'une librairie et qu'ils aient aimé le titre du roman, qu'ils aient lu la phrase en quatrième de couverture, qu'ils aient commencé le premier chapitre et qu'il leur a paru indispensable de savoir la suite. Je voudrais qu'ils décident d'acheter le livre (même s'il coûte un peu cher pour eux, même s'ils ont un autre roman en cours, même s'ils ont peu de temps pour lire), qu'ils rentrent avec, puis qu'au fil des pages, ils aient l'impression que j'ai écrit pour eux, pour eux seuls, comme si j'avais eu connaissance de leur vie, et qu'ils en soient heureux.
Cet effet sur l'autre, accessible par la clinique, me semble tellement plus désirable s'il est lié à l'émotion artistique, la surprise de la rencontre, ce moment qu'on n'explique pas et qu'on n'oublie jamais.

11 Comments:

Blogger Véro M said...

Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

31 juillet 2018 à 09:27  
Blogger Véro M said...

Chère Patoumi,
Comme je comprends ce que vous exprimez... Etre reconnu pour ce qui nous anime véritablement et dans lequel on a l'impression d'être le plus nous même...Pas seulement ce qu'on attends de nous. Je crois que c'est quelque part donner le droit au petit enfant que nous avons encore en nous de jubiler de cette joie pure et bien propre a l'enfance.
J'aimerai beaucoup lire ce que vous écrivez en dehors de ce blog et j'espère qu'un editeur va bientôt se réveiller en comprenant votre sensibilité et votre écriture limpide (dans le sens desalterant, pas simple)
A travers ce blog je crois que vous avez déjà atteint le but auquel vous aspirez tant.
Vous avez changé beaucoup de chose pour moi à travers l'écriture de votre blog.
Je dois vous faire une confidence, je ne sais plus si je vous avait écrit l'an dernier, mais toujours est-il que j'ai été amenée à passer un mois dans une bourgade proche de rennes l'an dernier pour le travail. Je n'avais pas de voiture et il m'était compliqué de profiter de rennes. L'année dernière j'étais rappelée pour mon travail à passer plusieurs mois. Cette optique ne memballait pas, et ayant une voiture j'avais décidé de vivre à Renne et non dans le bourg ou je travaillais.
Je me rappelais que vous y viviez et j'avais l'impression que cette ville qui vous est familière me la devenait aussi. Je me rappelais vous différent articles et vos récits des repas mi pantagrueliques, mi nouvelle vague au tir bouchon. Je rêvais d'y mettre les pieds (malheureusement je n'ai pas pu encore car c'était souvent plein ou fermé quand j'y passais).
Finalement j'ai beaucoup aimé cette parenthèse rennaise et vous m'aviez aidé par vos récits à baliser les lieux.
En ce qui concerne la médecine, pendant deux ans j'ai mûri ce projet qui me tenait a coeur et je suis admise cette année en deuxième année. Vos récits m'ont conforté dans ce choix, et ici il ne s'agit pas du regard dun de vos patients, mais de ce qui émane de votre vision de ce métier.
Voilà, excusez moi pour ce long pavé mais je voulais vraiment vous dire que votre écriture porte, et vous pourriez certainement avoir la même vie et le même témoignage, mais ils n'auraient pas cette saveur si vous ne saviez les raconter comme vous le faites.
J'attends la suite de votre blog, et votre livre bien sûr .
Belle journée

31 juillet 2018 à 09:28  
Anonymous Damien said...

Tu parviens déjà merveilleusement à me toucher par ton écriture et ce qu'elle dit de toi, par ce sentiment de bien-être et de quiétude qu'elle provoque, par la beauté des petites choses et des plaisirs de la vie que tu racontes, les gestes et les mots échangés, les rencontres, les beaux voyages... Je suis convaincu, et je te souhaite de tout coeur, que tu publieras bientôt ton premier livre, et je serai au rendez-vous :) Belles vacances !

31 juillet 2018 à 15:27  
Anonymous Damien said...

J'oubliais, je trouve toujours génial et fascinant de se retrouver dans d'autres personnes qui sont pourtant de prime abord différentes de nous, et avec lesquelles on développe un lien et une amitié !

31 juillet 2018 à 15:29  
Blogger patoumi said...

Veronique : Félicitations pour le concours ! Je me suis aperçue, avec les années, que c'était un métier "merveilleux" et je ne regrette plus tout ce que j'ai enduré pendant les études. Je vous souhaite d'y être très heureuse aussi. Et merci du fond du coeur pour ce beau message, tellement encourageant.

Damien : oui, je suis vraiment contente de te connaître :)

1 août 2018 à 00:39  
Anonymous la souris said...

Ce qui ne suffit pas : ces magnifiques posts de blog, quand on sait qu'un roman a été écrit quelque part.

(Ça se met toujours à sourire en moi quand je vois une notification de Poppies in October arriver dans mon lecteur de flux RSS - et j'attends un peu, pour mieux savourer ce qui va arriver.)

1 août 2018 à 12:45  
Anonymous Anonyme said...

En septembre 2014, je me souviens avoir lu ici un billet qui m’avait profondément marquée. Marquée à tel point qu’à cette occasion je me suis risquée à commenter (ce que je fais habituellement très très peu), que je m’en souviens encore régulièrement et que je suis retournée le relire récemment. C’était : « A life rewound. Don’t look back in anger »).
J’avais trouvé ce « personnage » de père tellement beau et inspirant, dans son attitude magistrale envers son ancien tortionnaire, et ce voyage raconté de manière tellement marquante, que ce billet restera gravé dans ma mémoire.
A vrai dire, j’ai de la peine à distinguer les différentes formes d’art et de création. Je ne saurais faire de différence entre ce récit de voyage que vous aviez publié sur le net et un roman (ou une nouvelle) retenus par un éditeur et dénichés en librairie. J’ai de la peine aussi à distinguer les rencontres artistiques des rencontres dans la vraie vie.
(et puis j’ai une pensée pour la petite fille qui dort et qui rit à vos côtés, son besoin à elle de lire un jour des histoires sur sa famille, la grandeur de son grand-père, par exemple...comme elle sera contente de les découvrir à sa portée, la petite fille...)
Une dernière chose, peut-être : entre le besoin d’écrire et de publier et le fait d’être connue à travers ses publications, il y a, je crois, un monde, un monde dont il est difficile de mesurer l’étendue : Il y a des efforts de représentation, l’obligation de s’exposer à toutes sortes d’obligations, de coûts et d’écueils, il y a de basses questions de marketing. Ce monde, nos désirs fous et obstinés nous le masquent souvent. Il est pourtant bien réel.
Mais, nous sommes des êtres de désir, des êtres amenés sans cesse à dire que « ça ne suffit pas ». Alors, je vous invite à poursuivre les rêves, les désirs qui vous habitent. Obstinément. Intensément. Sans tenir compte des résultats : juste des désirs qui viennent du plus profond de vous-même. Continuez. Persévérez. Merci pour ce beau blog. Et... passez un très bel été ! D.

1 août 2018 à 15:33  
Anonymous Sophia said...

Chère Patoumi

je ne sais pas trop comment je suis tombée sur ton blog mais il me semble que cela fait bientôt 5 ans que je te lis. Tu parles de Edouard Louis qui donne une voix à ceux qui n'en ont pas mais pour moi au moment où je t'ai découvert j'ai senti que j'avais trouvé la voix dont j'avais besoin. J'étais en prépa lettre, tentée par des études plus utiles et surtout (j'espère que ça ne va pas te mettre mal à l'aise que je mentionne ça), asiatique. Pour moi c'était incroyable qu'une personne parle de sa vie avec beaucoup de passions et de goûts européens en commun avec moi et à la fois un attachement ou une histoire particuilère aux personnes immigrées. Alors bon je ne sais pas si cela te fais plaisir mais en tous cas tu as été la première voix qui me parle directement et pour moi ça a été très précieux parce qu'à ce moment là c'était une expérience très solitaire d'être (aspirante) lettrée et asiatique...
Je suis allée à Rennes une fois et c'était spécial parce que je me disais que c'était ta ville et je me demandais quels lieux tu aimais et si les choses que je remarquais te touchaient aussi.
Blog ou livre... je crois que je suis d'une génération qui peut-être commence à ne plus vraiment y faire attention. Ayant rapidement travaillé dans l'édition, je dois dire que la reconnaissance éditoriale n'est pas pour moi ce qui accorde de la valeur aux écrits...

4 août 2018 à 16:19  
Anonymous lathelize said...

Merci pour ce billet, qui est comme d'habitude si doux et si inspirant.

23 août 2018 à 17:14  
Blogger patoumi said...

La souris : un roman a été écrit quelque part et j'espère, qu'il y en aura d'autres à venir... Merci en tout cas du fond du coeur pour ce petit mot encourageant !

D. : j'ai passé un bel été :) J'ai la conviction, depuis très longtemps, que je suis "écrivain" et pas seulement quelqu'un qui écrit mais le fait de ne pas être "reconnue" en tant que telle me fait penser que je me trompe et comme je ne sais pas faire grand chose d'autre, j'ai l'impression de n'être rien.
Ma première tentative était immature et maladroite, je le comprends mieux maintenant que j'ai digéré la vexation mais j'ai l'impression de ne pas "faire de mon mieux" quand cela devient officiel, donc de me saboter. Bref, vive la névrose :)

Sophia : merci infiniment pour ce très beau message qui me touche infiniment, pour plein de raisons. Merci, vraiment.

Lathelize : merci !

27 août 2018 à 00:48  
Blogger céc' said...

Je t'ai écrit un long message il y a quelques jours, un soir de grande fatigue, où j'avais eu le plaisir de découvrir avec quelques guerres de retard ce message sur ton blog. Mais j'ai fait une fausse manoeuvre et il a disparu. Je disais je crois que ce message me parle doublement (au moins!), d'abord parce que j'ai été un peu l'adolescente que tu décris, un peu en décalage, découvrant avec surprise au hasard d'un livre, attrapé presque machinalement dans une librairie, un livre dont je n'avais entendu parler, que je n'étais pas aussi seule que je le croyais... ou peut être que d'autres aussi étaient là seuls et inquiets et vibrants, et ça rendait le monde différent (pour moi ce "premier" livre que je n'oublierai jamais, c'était l'Attrape Coeurs de Salinger et j'allais avoir 16 ans).
La 2e raison c'est que je suis psy moi aussi (tiens tiens), et que un peu comme toi ce métier que je fais depuis vingt ans et un peu plus, avec des personnes qui ressemblent beaucoup aux personnages d'Edouard Louis (peut être encore un cran plus loin dans la souffrance et la stigmatisation puisqu'ils ont perdu la garde de leurs enfants...) ne me "remplit" pas même si il me passionne, malgré les années, malgré son côté usant, ce n'est pas vraiment ça la question...
Troisièmement, je voulais te dire, comme d'autres, que j'ai un plaisir fou à lire ton blog et tout particulièrement tes récits de voyage. Tu as dans tes textes une poésie et une force d'évocation puissantes, et pour avoir visité plusieurs villes avec tes textes (et tes adresses!) à portée d'oeil ou de coeur, je peux te dire sans exagérer que tu m'as permis de "mieux" les voir, les découvrir, les vivre quoi (Berlin, Venise, New-York... et j'espère que la liste ne s'arrêtera pas là).
Bref : merci pour ton blog... une des petites fenêtres derrière lesquelles c'est réconfortant de savoir qu'il y a un coeur qui bat :-)

3 octobre 2018 à 21:50  

Enregistrer un commentaire

<< Home