samedi 28 septembre 2019

Chaque jour est un été


Trois jours par semaine, aux alentours de 16h12, je suis devant le portail de la petite école.
Dans le cabas indien acheté il y a vingt ans, un goûter dans une boîte Barbapapa. Bientôt, une petite main dans la mienne.
Selon l’humeur et les nécessités, nous allons
Au manège où elle choisit le bateau, la tasse qui tourne, le cheval blanc ou l’avion jaune
A la boulangerie, chercher un pain au kamut
A la biocoop, refaire notre stock de raisin et de poires
Chez le traiteur grec, un peu de tarama ou du houmous aux herbes fraîches
A la crèmerie, 12 yaourts, une petite plaquette de beurre demi-sel et un saint-marcellin
Au petit marché du jeudi, trois pommes, une poignée de raviolis jambon-parmesan, un bouquet de ciboulette
A la boutique insupportable, une tablette de chocolat aux éclats de fèves de cacao, 70%, Haïti, bean-to-bar, c’est dark dark dark, c’est son préféré
A la librairie, un nouvelle histoire pour le soir
Au café des filles, des cookies pour le goûter avec la baby-sitter du mercredi
A la pâtisserie, deux canelés ou une part de marbré
Et les corvées aussi,
Au pressing, le manteau à récupérer
A la poste, le colis à déposer
A la pharmacie, la crème contre le vilain eczéma qui rapplique quand les jours sont plus froids


Mais parfois, comme hier, comme avant-hier, il pleut trop fort pour une balade et, retranchées dans l’appartement toutes lumières allumées, à la fenêtre de mon bureau, nous regardons les passants sur les pavés mouillés.
Je propose du dessin, une histoire, un puzzle…
Elle répond un film.
Je sors plusieurs dvd.
Elle dit celui-là, en saisissant Moonrise Kingdom.
Le film commence en VO, j’ai oublié de le passer en VF, je veux faire pause, elle dit Non, j’aime bien comme ça. Elle est déjà absorbée par le travelling dans la maison des Bishop.
Je traduis au fur et à mesure.
J’arrête à la moitié, pour ménager le suspense.
Pendant le dîner, oeuf à la coque, mouillettes, truite fumée, nous discutons de la première partie.
Pourquoi personne n’aime Sam ?
Parce que c’est un enfant différent.
C’est pas grave si personne ne l’aime parce que Suzy, elle, elle l’aime.
J'acquiesce, nous regardons la suite le lendemain.


Durant ces trois dernières années, je n’ai cessé de questionner la pertinence pour moi de la maternité. Plus elle grandissait, plus elle se séparait des objets aliénants de la vie des bébés (les couches, les biberons, le lit à barreaux, la turbulette, la chaise haute, la poussette, je m’en délestais avec délice), plus je sentais que je ne m’étais peut-être pas trompée. Je notais scrupuleusement dans mon journal chaque moment réjouissant.
Chacun d’eux martelait un encouragement secret.
Les vacances à Belle-Ile, à Naples ou à Biarritz.
Le chocolat chaud et les tartines que nous partagions au café le mardi matin.
Les rétrospectives Studio Ghibli.
La lecture dans le train.
Les déjeuners délicieux à la Petite Ourse.
Les journées magiques au Château Richeux.
La plage des dunes et sa gargote hippie-bio où nous allions boire des jus ananas-orange-banane.
Les virées au Bookstore, la famille Souris, l’orange pressée qu’on attendait patiemment au Bali Bowls.
Les framboises et la crêpe au sucre dans les allées du marché.
Les chansons de Michel Legrand dans la voiture.
Entre autres choses…
Et récemment, quelques jours en bord de mer, pour oublier le rythme trépidant de la rentrée. Nous marchons longtemps, occupés à courser le soleil qui se couchait au-dessus de la baie. Nous croisons des hôtels où nous avons dormi il y a des années avec G. Il dit Tu te rappelles ? Mais il connait la réponse, il la lit dans le silence de mon regard brillant. Elle dit Et moi j’étais où ?
C’est son grand mystère, où était-elle pendant la vie d’avant ? Pendant trois ans, j’ai été morte d’angoisse que ne revienne jamais rien de la vie d’avant.
Mais le moment que j’attendais, c’est vrai, celui que je guettais, c’était le jour où nous regarderions, ensemble, un film qui compte.
Je suis heureuse qu’il soit arrivé, un jour en septembre, sur la pointe des pieds, incarné dans un film de Wes Anderson où les enfants sont lucides, déterminés, grands lecteurs et amoureux.
Après tout, un automne tout neuf commence, nous partons bientôt au Japon, les nouvelles chansons de Vincent Delerm sont géniales et parlent de moi, j’écris la nuit, j’écoute Melvil Poupaud à la radio, c’est la vie d’avant, maintenant.