lundi 25 mai 2015

Les souvenirs de la jeunesse


//Ce billet ne parle pas du Japon et la photographie qui l'illustre a été prise à Greenpoint, dont il n'est pas du tout question non plus. Vous pouvez bouder.//

En 1996, je m'ennuie en première S et j'habite à L., une ville sans cinéma, malheur absolu. Pour voir des films, il faut prendre un bus (le B, le H, je ne sais plus, je déteste me souvenir de ça) car il y a deux cinémas dans la ville voisine. Le premier m'exaspère, il s'appelle le Royal et trône sur une grande place passante. C'est avant tout un lieu classique de rendez-vous dans cette ville grise et moche où tout le monde dit On se retrouve devant le Royal. Il y passe les James Bond, Jurassic Park, des comédies françaises et des films avec Tom Cruise. Il n'y a pas de versions originales. L'autre cinéma, le Rex, me fait un peu peur. Les salles sont vieillottes et sentent souvent l'urine. Mais c'est là que passent les Woody Allen, et c'est là que j'ai vu Conte d'été.
Pour d'obscures et mystérieuses raisons, je n'ai pas vu Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle) au moment de sa sortie, en juin 96. Peut-être qu'il ne passait pas au Rex, ou qu'il n'est pas resté longtemps en salle, et puis il y avait le bac de français qui m'accaparait un peu. Ainsi, mon souvenir concernant le film est très fugitif : je dîne en famille chez mes grands-parents et sur l'écran de la télévision cathodique apparaît la troupe des acteurs savamment réunis par Desplechin. Je les trouve jeunes, beaux et mystérieux. Le titre du film m'intrigue et m'inspire.
Je sais que je verrai le film plus tard sur une VHS, l'année suivante sans doute, mais je ne me souviens pas de ma première fois parce que je l'ai vu, puis tellement revu, des dizaines, des centaines, des milliards de fois, je connais tellement par coeur les répliques et les expressions de Paul Dédalus, sa chemise blanche, son cardigan marron, ses cheveux pas coiffés, son écharpe trop moche, ses expressions géniales, je les ai tellement vues que les visionnages se confondent et m'ont fait oublier cette première fois.
Je portais intensément en moi les dialogues et les situations du film. Ils me soutiennent, me consolent, me donnent espoir, me réjouissent lorsque plus tard, ma vie d'adulte commence et me blesse, m'enlise, me déçoit. Je me rêve vingt fois normalienne, perpétuelle thésarde, amoureuse indécise, angoissée et maladroite. J'ai l'idée qu'on rompt avec un garçon en articulant dans le téléphone d'un foyer pour jeunes filles Tu es mort pour moi. J'ai l'idée aussi qu'on dit à un garçon qu'on a aimé Je t'ai changé.
J'ai envie d'un duffle-coat jaune, de lire Jean-Luc Marion, de jouer au mikado, d'écouter Heaven is ten zillion light years away, d'aller voir mon directeur de thèse à Antony et de boire un café au Rostand.
J'entends les voix de Paul, d'Esther et de Sylvia, la voix nouvelle et étrange de Jeanne Balibar, le mélange de dérision crue, poétique, l'incandescence des sentiments et leur retenue à la fois.
Mais je trouve qu'on a moins, que la vie nous donne moins qu'à tous les couple qu'on connait. Alors, un jour, ça n'ira plus parce qu'on ne peut pas s'empêcher de vivre tout le temps, Esther. On ne peut pas s'aimer si la vie ne nous donne rien.
Tu sais, je ne m'en remettrai pas de te connaître.
C'est étrange. Vous étiez brillant. Et puis c'est Nathan qui s'est mis à écrire. Rabier de même. Et vous, rien...
J'ai compris que les arbres étaient infiniment immémoriaux et hostiles. Comme si on était haï. Et j'ai eu atrocement peur.
Ça me brûle d'être avec toi.
C'est tellement triste de t'entendre parler des sentiments comme... je sais pas quoi. "Qu'il faut mûrir". Quand tu mûris, tu tombes et tu pourris.
Evidemment, la scène de la lettre d'Esther m'émeut infiniment à chaque visionnage, et même juste quand j'y pense. C'est ce regard si discrètement voilé par les larmes retenues et cette belle voix grave qui dit Tu as fait de ma vie un enchantement et Alors ton absence s'endort tout contre mon esprit.
Si Lacan a tellement raison de dire que l'inconscient est structuré comme un langage, quelque chose de définitif s'est structuré dans mon inconscient à partir du langage de Comment je me suis disputé. Une façon d'être au monde, de s'exprimer, d'aimer, d'aimer le cinéma aussi.
J'adore la scène où Paul Dédalus est chez l'analyste:
-Vous ne dites rien... 
-Je n'ai rien à dire.


Lestée de tout cela, et des nombreux entretiens radiophoniques donnés récemment par Desplechin, je me suis précipitée au cinéma mercredi soir, après une très longue journée de travail et le ventre vide, c'était le jour de sortie de Trois souvenirs de ma jeunesse.
A l'issue de la séance, j'aurais pu être énervée ou très triste parce que le film est assez raté (le personnage d'Esther, insupportable, est en partie responsable de cette sensation). Le fait qu'il ait été annoncé comme un prequel rend tatillon sur un tas de détails (mais Paul n'est pas anthropologue, il a fait des études de philosophie à l'ENS ! Mais sa mère ne s'est pas suicidée, elle est morte d'un cancer du sein ! etc), et surtout sur le monologue accusateur de Paul, qui taxe un ami de lui avoir ravi Esther alors même que dans Comment je me suis disputé, il sort avec Sylvia qui est pourtant la compagne de son meilleur ami.
Peu importe.
Après la séance, il était tard, on ne pouvait plus dîner nulle part et personne n'avait envie de cuisiner. En passant devant la pizzeria où j'avais promis que l'on n'irait plus jamais (notamment à cause du Japon, mais c'est une autre et longue histoire), je n'avais pourtant envie que de cela, une part de pizza bien chaude, avec de l'huile piquante dessus. La pizzéria était quasiment vide, les derniers clients finissaient leurs verres. Je tente une approche timide, à peine insistante, la patronne est compatissante et nous repartons dix minutes plus tard, ravis et triomphants, avec nos boîtes carrées à la main.
Je mangerai cette pizza avec les doigts, à même le carton, et elle sera plutôt bonne, chaude, douce, très moelleuse. Pas du tout la meilleure pizza du monde mais là aussi, peu importe.
Oui, peu importe, exactement comme le film était plutôt mauvais, comme je l'exprime à G. en découpant une nouvelle part de pizza. Peu importe, précisément parce qu'il est là, avec moi, à m'écouter, me comprendre, accepter les petites lubies, les grands emportements, les tristesses et les élans passionnés, les radotages cinématographiques tout le temps, toujours il est là. Sa présence prouve que la malédiction du ratage, telle que je l'ai longtemps fantasmée à travers le personnage de Paul Dédalus ne s'est pas réalisée, heureusement. Et en même temps, je crois que ce qui permet cela, en partie mais précisément, ce sont les milliards de visionnages de Comment je me suis disputé, et ce que ce film a instillé dans mon être, toutes ces identifications modifiées par les déformations intimes que j'y ai apporté, à grand peine parfois, parce qu'il fut long d'arriver à admettre que le bonheur puisse être gai.

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jeudi 7 mai 2015

Le coeur vraiment très grenadine


Savourer un bento à Shimanekoken et repartir avec des petits biscuits à grignoter sur le chemin du parc Inokashira.
Faire une virée sur le lac dans un pédalo-cygne.
Jouer sa chance et tenter d'obtenir sa figurine préférée dans les distributeurs à 200 yens.
La vie était douce le dimanche à Tokyo.
J'éprouve quelques difficultés avec le quotidien ordinaire à présent.

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