Ton visage tes yeux qui s'inondent
J'avais encore le goût des vacances de février.
Le miel des montagnes sur les tartines beurrées, la brioche grillée des petits-déjeuners, le vent dans les cheveux sur le télésiège qui montait jusqu'au lac gelé, le silence partagé sur les balançoires qui s'élançaient face aux sommets enneigés, les tuiles aux amandes recouvertes de chocolat qu'on achetait à la toute petite boutique située à l'entrée du village.
Une escale à Toulouse, et sur le chemin, un détour pour le déjeuner, dans une très belle maison, en pleine campagne, avec un chef à l'accent australien. Les enfants, nombreux ce jour-là, abandonnent leur jus de fruit racé et les bouchées de poulet pané pour se retrouver dans l'immense jardin. Ils reviendront à toute allure et des pâquerettes plein les cheveux pour le dessert somptueux.
Et puis, la lumière du printemps précoce dans les rues de Toulouse, l'amour l'après-midi, les pizzas en terrasse, les discussions sur la composition de l'Orangina, le dîner chez les amis, la passion cranberries, les makis Motchiya, la voix de Marguerite Duras.
En arrivant tard à Rennes un mardi soir, nous dînons à Origines, et les accras de butternut firent l'unanimité, malgré les lèvres brûlées.
Ensuite je me souviens, j'ai pris un train pour le bord de mer avec une petite fille de trois ans et demi, comme elle se désigne elle-même. Dans l'appartement avec vue sur le large, nous partageons nos habitudes dans le parfum mélangé des clémentines et du café instantané Belleville (franchement, quelle invention sublime).
Ces jours-là, c'est la tempête, c'est très beau. Nous allons voir les vagues sur la plage à quelques pas, elle dessine dans le sable, écrit son prénom, réclame des parties de 123-soleil mais avec le vent, on s'entend à peine. Il n'y a personne, sauf une fois un monsieur avec un chien qui nous ont fait sursauter.
Nos repas sont tous assez incroyables, et nous sommes partout accueillies avec un enthousiasme inédit (être seule avec un enfant fait visiblement un certain effet...). Elle est subjuguée par le inari sushi à l'anguille chez Otonali. Moi aussi. Et comme je suis l'adulte responsable de la situation, je décide d'y retourner le soir suivant.
Je me souviens bien, la lecture de la correspondance de Frédéric Berthet, les lettres à Barthes, et puis un matin, pieds nus sur le parquet de la cuisine, le petit message d'une amie « Tu as vu la démission de la rédaction des Cahiers ? » Cette nouvelle m'emplit d'une infinie tristesse, je me sens encore plus séparée du monde tel qu'il évolue.
Pour le train du retour, nous achetons une part de flan pâtissier, une torsade au chocolat, j'ai encore quelques clémentines, et nous rapportons pour G. des sablés bretons au beurre B.
L'école a repris, et nos goûters de fin d'après-midi, et les dîners en amoureux du vendredi, le marché du samedi et l'éternelle négociation autour de la crêpe au sucre (uniquement après la file d'attente du maraîcher).
Le premier mardi, je lui apporte une brioche au potimarron et aux pépites de chocolat Petite Nature. Elle la dévore sur le chemin « un pur délice, maman ».
Le premier jeudi, un orage éclate, nous ne sommes pas du tout équipées et pour éviter d'être trempées nous nous abritons à Chérie Chéri. Nous comptons partager un chocolat chaud mais il est tellement bon (je suis obligée de l'admettre...) que nous en prenons un deuxième.
Nous commençons la lecture de Sacrées Sorcières (le très gentil libraire du rayon jeunesse, en me tendant l'exemplaire, fait tomber la petite publicité pour l'adaptation toute récente de Pénélope Bagieu. Je soupire. Il me dit « Oui, laissez, franchement je préfère le mettre à la poubelle ! » Je le trouve encore plus gentil )
Cette semaine-là, j'avais préparé un somptueux bœuf bourguignon et, pour le dîner de samedi, pendant que G. est à un concert, nous dévorons des spaghetti alle vongole.
Le lendemain, le premier dimanche, nous déjeunons tous les trois au restaurant cambodgien de la rue Legraverend. Nous hochons la tête de façon unanime en déclarant la bouche encore pleine Le chef sait vraiment bien faire le crabe farci ! Nous repartons avec un petit sachet de nougat chinois.
La machine à laver est en panne, et pour la première fois de nos vies, nous allons tous les trois à la laverie. En attendant que le linge soit prêt, nous longeons la rivière. Les cerisiers sont déjà en fleurs. L'air est doux. Elle file à toute vitesse sur sa bicyclette jaune (je préférais le modèle vert d'eau mais quand j'ai proposé cette couleur, sa réponse fut définitive « J'ai pas envie d'un vélo de la même couleur que le frigo »).
En rentrant ce dimanche, nous préparons des cookies. Pour le dessert, nous les mangeons tièdes avec du lait bien froid.
Le mardi suivant, je retourne à Origines avec G. pour un dîner à l'improviste (merci la baby-sitter...)
J'essaie d'oublier la serveuse pénible et je me concentre sur le poireau grillé, le chèvre frais et l'oeuf mariné.
Le mercredi, pour le dessert, G. a acheté un Paris-Brest et un éclair à la vanille.
Cette semaine-là, j'ai discuté de Ma nuit chez Maud avec Vincent Delerm. Il dit des trucs hyper touchants.
Le jeudi, je vais à Saint Hélier avec une petite fille sur une bicyclette jaune. Elle a patienté pour le goûter depuis la sortie de l'école et nous nous arrêtons comme promis à la petite gargote à crêpes. Elle dévore son exemplaire au sucre. Nous achetons du bon pain et des fromages (dont un déliceux pérail de brebis).
Cet hiver, à Milan, j'ai vu in extremis l'exposition belle et malicieuse mise en scène par Wes Anderson et son amoureuse, Juman Maalouf et, de la même façon, il était prévu un week end parisien, occasion ultime de voir la rétrospective Boltanski à Beaubourg.
Devant l'actualité épidémiologique du mois de mars, qui courait déjà en décembre mais passons, nous décidons d'annuler ce petit voyage. Mais pas question de renoncer à s'amuser.
Ecole buissonnière ce vendredi-là, de toute façon il n'y aura plus d'école dès le lundi suivant. Avant de les retrouver, je suis allée déjeuner à Petite Nature, j'ai pris le temps de savourer un bol de ramen fumant les yeux sur le dehors.
Grande joie d'être tous les trois un jour de semaine, nous passons l'après-midi à nous promener. Nous achetons, je me souviens, des fritures de Pâques que nous goûtons à peine sortis du magasin, et des sablés matcha-citron.
En fin d'après-midi, nous filons à Nakama, le bar à cocktails japonais où nous n'avions jamais mis les pieds. Pieds qu'elle déchausse illico Des tatamis comme au Japon ! Son bonheur fut complet en avalant la première gorgée du jus pomme-mandarine-miel-fleur d'oranger qu'on vient de lui servir (elle en parle encore).
Bientôt, il est déjà 19h, pas trop de trajet à faire pour le dîner puisqu'à la porte d'à côté, il y a Pénates. G. lui raconte :
- Ici, autrefois, quand papa et maman venaient de se rencontrer, il y avait un restaurant où ils adoraient manger, où ils ont fêté des choses importantes...
- Des anniversaires ?
- Par exemple, des anniversaires, oui.
- Et on mangeait quoi dans ce restaurant ?
- Des saint-jacques à peine cuites dans du très bon bouillon, des caillettes moelleuses et rebondies avec de la purée.
- Des caillettes ? C'est quoi ? Des petites cailles ?
Rien à voir à Pénates mais la même joie, la même excitation devant chaque assiette qui se succède, la même extase. Tout est très simple mais avec à chaque fois, un éclat singulier : bulots avec une mayonnaise aux algues, premières asperges, raviole au fromage frais et piment d'Espelette, turbot rôti avec une sauce hollandaise délicatement désuète. Et, somptueuse crème au chocolat.
Elle nous attend à peine sur le chemin du retour, dans la nuit, riant aux éclats sur sa bicyclette jaune.
Le lendemain soir, j'apprends, la fermeture des cafés, des bars, des restaurants.
Deux jours plus tard j'apprends, le confinement.
Abattement, tristesse, insomnies, discussions tard dans la nuit, honte, colère, colère, colère.
L'article sur le site de Libération avec mon nom au début.
Mais ça ne change rien. Abattement, tristesse, insomnies, discussions, discussions, discussions, honte, honte, honte et colère immense.