Ce qui ne suffit pas
C'est un mardi soir, début juillet. G. rentre dans quelques heures. Une petite fille s'est endormie il y a peu, après le récit de Ponyo sur la falaise (une version personnelle, qui se clôt savamment après l'épisode des ramen : malgré son appétit, Ponyo est trop fatiguée pour terminer son bol, elle n'arrive plus à tenir ses baguettes, Sosuke et sa maman la couchent sur leur canapé et replient sur elle une couverture rose pâle... Vous voyez l'idée).
Il reste quelques parts de pizzas délicieuses, vestiges d'une soirée joyeuse, tous les trois. Je les saisis dans le four très chaud, je glisse les triangles brûlants sur une planche en bois, je m'installe dans mon bureau. Il fait encore jour et très doux, j'ouvre grand la fenêtre, l'air du soir sent bon. Assise en tailleur sur le tapis, j'attaque une part de pizza tout en installant un podcast. Cette position, cette activité, écouter la radio assise par terre en mangeant quelque chose de grandement satisfaisant, me replonge chaque fois en un instant à ma vie d'étudiante. C'est agréable et précieux, l'un des rares aspects de la vie sans G. à laquelle je suis indéfectiblement attachée.
Ainsi, j'écoute Edouard Louis chez Marie Richeux. A un moment, il explique qu'il écrit pour tous ceux qui ne peuvent pas parler (en l'occurrence les ouvriers, qui ne disposent pas des moyens nécessaires pour évoquer leur existence, leur condition) et je m'aperçois alors que mon travail, celui de psychiatre, et de psychanalyste, consiste à écouter, avec une attention particulière, les gens parler d'eux, de leur vie, de ce qu'ils ne pourraient dire à personne d'autre, et à amener ceux qui n'en ont pas l'habitude (et ce ne sont pas forcément des ouvriers), à le faire, et que cela puisse leur être bénéfique. J'aime bien ce travail.
Il ne reste bientôt plus que quelques miettes de pizza, je grignote des fraises. Cultivées avec soin près de la maison, elle sont délicates et parfumées. Je me demande alors, à la suite d'Edouard Louis, pourquoi j'écris, ce que j'attends de l'écriture, pourquoi cela me tracasse de n'être pas publiée, pourquoi ce que je fais pour les gens, chaque jour au cabinet et pour de longues années encore, ne me suffit pas.
Quand j'écris, j'ai toujours à l'esprit la petite fille que j'étais et pour qui le livre, en tant qu'objet, était le meilleur des compagnons, le meilleur des doudous, le meilleur des voyages, un organe vital extérieur à moi, et même une raison de vivre finalement (il y avait tant de livres à lire qu'il fallait espérer mourir vieux). Quand j'écris, je pense aussi beaucoup à l'adolescente que j'étais, à la conscience que j'avais de ne pas être au bon endroit, à la bonne époque, mais sans bien savoir quelle issue était possible et comment la trouver. L'existence même de cette issue me paraissait hypothétique. Avant de le découvrir au travers du cinéma, c'est d'abord la littérature qui me laissait apercevoir que la vie, la mienne, pourrait être différente. Que d'autres personnes avaient pu ressentir avant moi la violence de la solitude, du mal-être, de l'impatience, et qu'elles avaient su trouver les mots pour le dire, tellement précisément que sans me connaître, elles parlaient pourtant de moi.
Si j'écris, si j'essaie d'écrire, c'est pour cela. Pour qu'un jour, quelqu'un (oui, une personne suffirait) en me lisant, puisse se sentir si bien compris qu'il en soit profondément et durablement consolé.
Pourtant, je sais par expérience que cet effet recherché sur l'autre, j'y parviens au cabinet, dans le secret des séances (en écrivant cela, je me rappelle d'un jour très lointain, j'étais très jeune et G. était encore interne. Nous flânons dans les rues de Rennes quand un garçon nous interpelle et salue G., qu'il remercie très chaleureusement pour ce qu'il lui a apporté, en tant que patient. Cette rencontre m'avait beaucoup remuée. J'espérais qu'un jour, il puisse m'arriver la même chose et je voulais être un médecin suffisamment bon pour cela. Des années plus tard, je constate que c'est arrivé bien des fois et je m'aperçois, que cela ne suffit pas).
Je voudrais tant, je rêverais tant, que ce ne soit pas par l'intermédiaire d'un rendez-vous et d'un savoir-faire clinique que les gens puissent ressentir quelque chose lié à ce que j'aurais pu exprimer. Je voudrais que ce soit par hasard, qu'ils aient traîné, comme je le fais si souvent, entre les tables et les rayons d'une librairie et qu'ils aient aimé le titre du roman, qu'ils aient lu la phrase en quatrième de couverture, qu'ils aient commencé le premier chapitre et qu'il leur a paru indispensable de savoir la suite. Je voudrais qu'ils décident d'acheter le livre (même s'il coûte un peu cher pour eux, même s'ils ont un autre roman en cours, même s'ils ont peu de temps pour lire), qu'ils rentrent avec, puis qu'au fil des pages, ils aient l'impression que j'ai écrit pour eux, pour eux seuls, comme si j'avais eu connaissance de leur vie, et qu'ils en soient heureux.
Cet effet sur l'autre, accessible par la clinique, me semble tellement plus désirable s'il est lié à l'émotion artistique, la surprise de la rencontre, ce moment qu'on n'explique pas et qu'on n'oublie jamais.
Il reste quelques parts de pizzas délicieuses, vestiges d'une soirée joyeuse, tous les trois. Je les saisis dans le four très chaud, je glisse les triangles brûlants sur une planche en bois, je m'installe dans mon bureau. Il fait encore jour et très doux, j'ouvre grand la fenêtre, l'air du soir sent bon. Assise en tailleur sur le tapis, j'attaque une part de pizza tout en installant un podcast. Cette position, cette activité, écouter la radio assise par terre en mangeant quelque chose de grandement satisfaisant, me replonge chaque fois en un instant à ma vie d'étudiante. C'est agréable et précieux, l'un des rares aspects de la vie sans G. à laquelle je suis indéfectiblement attachée.
Ainsi, j'écoute Edouard Louis chez Marie Richeux. A un moment, il explique qu'il écrit pour tous ceux qui ne peuvent pas parler (en l'occurrence les ouvriers, qui ne disposent pas des moyens nécessaires pour évoquer leur existence, leur condition) et je m'aperçois alors que mon travail, celui de psychiatre, et de psychanalyste, consiste à écouter, avec une attention particulière, les gens parler d'eux, de leur vie, de ce qu'ils ne pourraient dire à personne d'autre, et à amener ceux qui n'en ont pas l'habitude (et ce ne sont pas forcément des ouvriers), à le faire, et que cela puisse leur être bénéfique. J'aime bien ce travail.
Il ne reste bientôt plus que quelques miettes de pizza, je grignote des fraises. Cultivées avec soin près de la maison, elle sont délicates et parfumées. Je me demande alors, à la suite d'Edouard Louis, pourquoi j'écris, ce que j'attends de l'écriture, pourquoi cela me tracasse de n'être pas publiée, pourquoi ce que je fais pour les gens, chaque jour au cabinet et pour de longues années encore, ne me suffit pas.
Quand j'écris, j'ai toujours à l'esprit la petite fille que j'étais et pour qui le livre, en tant qu'objet, était le meilleur des compagnons, le meilleur des doudous, le meilleur des voyages, un organe vital extérieur à moi, et même une raison de vivre finalement (il y avait tant de livres à lire qu'il fallait espérer mourir vieux). Quand j'écris, je pense aussi beaucoup à l'adolescente que j'étais, à la conscience que j'avais de ne pas être au bon endroit, à la bonne époque, mais sans bien savoir quelle issue était possible et comment la trouver. L'existence même de cette issue me paraissait hypothétique. Avant de le découvrir au travers du cinéma, c'est d'abord la littérature qui me laissait apercevoir que la vie, la mienne, pourrait être différente. Que d'autres personnes avaient pu ressentir avant moi la violence de la solitude, du mal-être, de l'impatience, et qu'elles avaient su trouver les mots pour le dire, tellement précisément que sans me connaître, elles parlaient pourtant de moi.
Si j'écris, si j'essaie d'écrire, c'est pour cela. Pour qu'un jour, quelqu'un (oui, une personne suffirait) en me lisant, puisse se sentir si bien compris qu'il en soit profondément et durablement consolé.
Pourtant, je sais par expérience que cet effet recherché sur l'autre, j'y parviens au cabinet, dans le secret des séances (en écrivant cela, je me rappelle d'un jour très lointain, j'étais très jeune et G. était encore interne. Nous flânons dans les rues de Rennes quand un garçon nous interpelle et salue G., qu'il remercie très chaleureusement pour ce qu'il lui a apporté, en tant que patient. Cette rencontre m'avait beaucoup remuée. J'espérais qu'un jour, il puisse m'arriver la même chose et je voulais être un médecin suffisamment bon pour cela. Des années plus tard, je constate que c'est arrivé bien des fois et je m'aperçois, que cela ne suffit pas).
Je voudrais tant, je rêverais tant, que ce ne soit pas par l'intermédiaire d'un rendez-vous et d'un savoir-faire clinique que les gens puissent ressentir quelque chose lié à ce que j'aurais pu exprimer. Je voudrais que ce soit par hasard, qu'ils aient traîné, comme je le fais si souvent, entre les tables et les rayons d'une librairie et qu'ils aient aimé le titre du roman, qu'ils aient lu la phrase en quatrième de couverture, qu'ils aient commencé le premier chapitre et qu'il leur a paru indispensable de savoir la suite. Je voudrais qu'ils décident d'acheter le livre (même s'il coûte un peu cher pour eux, même s'ils ont un autre roman en cours, même s'ils ont peu de temps pour lire), qu'ils rentrent avec, puis qu'au fil des pages, ils aient l'impression que j'ai écrit pour eux, pour eux seuls, comme si j'avais eu connaissance de leur vie, et qu'ils en soient heureux.
Cet effet sur l'autre, accessible par la clinique, me semble tellement plus désirable s'il est lié à l'émotion artistique, la surprise de la rencontre, ce moment qu'on n'explique pas et qu'on n'oublie jamais.