Que nos vies aient l'air d'un film parfait
Indices
Un garçon au regard clair a remonté le col de son pardessus en laine bleu marine. Presque debout sur sa bicyclette, il traverse à toute vitesse les rues de Londres couleur brique et gris orage, le cheveu en désordre.
Cinq hot-dogs, avec de la moutarde, achetés au marchand chinois ambulant devant la porte très surveillée du club privé trop cher.
Un grand verre de chocolat glacé surmonté d'un épais nuage de chantilly siroté à la paille devant le regard aigri de la caissière un peu ronde et vengeresse tandis qu'un ouvrier repeint en rouge sang les murs vert crasseux des bains publics.
Un manteau jaune très long, en vinyl, qui se détache sur un paysage enneigé.
Une jeune femme au teint diaphane et cheveux roux grignote des sandwiches au fromage à l'heure du déjeuner sur le bord de la piscine.
Le diamant d'une bague de fiançailles perdu dans la neige.
Vous voyez de quel film je veux parler? (c'est une réédition en copies neuves sortie cet été)
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Réponse
Les lumières sont revenues presque trop vite à la fin de Deep End. J'étais encore sous l'effet vertigineux des dernières images de cette histoire d'amour insaisissable. Devant nous, un couple d'environ soixante ans a l'air visiblement ravi. Je croise le regard du monsieur au moment de nouer mon foulard à pois. Sans raison apparente, hormis celle trop évidente d'une transmission complice, il me dit dans un grand sourire "C'était aussi bien que la première fois".
La première fois, c'était en 1970, et j'adore cette confidence parce que je suis super émue par cet homme qui a dû apprendre avec une joie qu'il me semble comprendre, la sortie de Deep End quarante ans plus tard.
Dans le hall du cinéma désert, je reste un peu devant le panneau d'affichage, ce monsieur à mes côtés. Je cherche à prolonger l'éblouissement que j'ai ressenti pour ce film que G. avait vu il y a longtemps aussi, dont il m'avait souvent parlé, persuadé qu'il me plairait. En lisant les articles jaunis des journaux de l'époque, j'imagine que le monsieur les avait alors lus et peut-être même qu'il les avaient découpés pour les scotcher devant son bureau. Il me fait en tout cas un dernier sourire mystérieux en partant.
A la sortie du film, en 1970, Etienne Daho avait 14 ans. Il ne s'était pas remis non plus de cette histoire aux motifs étranges et envoûtants dont le héros, alors à peine plus âgé que lui, découvre l'impasse de l'amour physique.
Dans un article de Libé, Daho raconte que plus tard, quand il était étudiant à Rennes, il avait des affiches et des photos du film dans son appartement et que Deep end constituait à cette époque pour lui un test infaillible d'affinités électives. Je suis très touchée par cette anecdote parce que pendant de nombreuses années, je confiais systématiquement aux gens que je m'apprêtais à fréquenter de plus près les VHS de Conte d'Eté et de Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle). J'étais déjà un peu snob et affectivement très exigeante car s'il se révélait que les personnes concernées n'éprouvent rien pour ces films, j'étais persuadée que nous ne pourrions pas nous entendre, qu'ils ne m'aimeraient pas non plus, tant ces films parlaient de moi (plus tard, G. m'a fait remarquer que je m'identifiais toujours à des personnages masculins -Paul Dédalus, Gaspard, Antoine Doinel, Alvy Singer etc.)
Après, j'avais très envie d'écouter quelques chansons d'Etienne Daho.
Ce billet a été écrit de la place 65, voiture 6, du TGV qui reliait Lorient à Rennes. Angoissée et épuisée, je venais de passer une journée chez mes parents.
Depuis, il y a eu le tournage d'un petit film en bord de mer (j'ai quelques progrès de cadrage à faire mais c'était un moment très chouette), une part trop petite de bavarois au matcha délicatement parfumé au rhum et sobrement nappé de chocolat au lait, une pellicule très réussie, la re-lecture de "L'image-fantôme" et une tablette de chocolat formidable, au goût de vacances new-yorkaises, envoyée par Virginia, qui a une mémoire sensible et un sens aigu de la surprise. A côté, un bagel pour le moins discutable (au pastrami sauf qu'ils avaient oublié l'indispensable salade), mais je voulais un déjeuner New York Revival.