lundi 8 septembre 2014

A life rewound - Don't look back in anger


Pour réaliser la carrière monastique à laquelle il se croyait destiné, le père de mon père avait rejoint un temple niché dans les montagnes. Il s'y révéla un élève sérieux et assidu mais alors qu'il était au terme de sa formation, il demanda à parler au maître du temple. C'était difficile à dire mais il fallait bien l'admettre, la solitude ascétique lui pesait, il ne pouvait renoncer au tourbillon du monde, de la vie, et de ce qu'il soupçonnait en faire largement le sel, à savoir les femmes. A la fois soulagé et inquiet de cette décision, il empaqueta ses menues affaires et quitta bientôt les montagnes et le temple vers lequel il s'était tourné à la mort de ses parents, survenue quelques années plus tôt, frappés tous deux d'une maladie foudroyanteOrphelin, son retrait de la vie monastique le laissait désormais face à une redoutable liberté puisqu'il s'agissait maintenant de subvenir à ses besoins. Il avait bien un diplôme de linguistique mais il découvrit que ses aptitudes en ce domaine étaient peu compatibles avec les nécessités matérielles imminentes. Il se mit alors à accepter tous les travaux qui se présentèrent à lui et devint ainsi marchand (de chaussures, de cuillères, de produits alimentaires) mais surtout pigiste pour qui voudrait bien de ses articles qui dénonçaient les abus d'un gouvernement déjà peu scrupuleux (il conserva tout au long de son existence une activité rédactionnelle, officielle puis clandestine, risquant régulièrement sa vie qu'il sauva un jour d'une descente inopinée de soldats du gouvernement en se réfugiant dans un sac de jute destiné à contenir du riz. Il s'en sortit avec quelques coups de baïonnette dans les côtes et cela ne l'empêcha pas de continuer à dénoncer les fraudes et les exactions qui pourrissaient son pays).
Bientôt, on lui parla d'une jeune femme du village, âgée d'à peine seize ans (il en avait dix de plus), qui avait elle aussi perdu ses parents très jeune. Elle avait été recueillie par une tante mais celle-ci avait ostentatoirement privilégié ses propres filles plutôt que cette nièce à qui elle avait imposé basses tâches et nourritures légères. Le père de mon père s'émut de cette histoire et, quelques mois plus tard, les deux orphelins se marièrent.
Fort de son expérience dans le commerce, mon grand-père fit l'acquisition d'un local qu'il transforma en librairie-papeterie qu'il confia à ma grand-mère après lui avoir appris à lire et à écrire. Elle développa un goût prononcé et raffiné dans le choix des articles qu'elle proposait (stylos variés, taille-crayons, carnets et cahiers, gommes en caoutchouc), tous maniaquement rangés et scrupuleusement époussetés. Elle prenait également grand soin du rayon librairie, tout à fait exotique et hétéroclite puisqu'il mêlait écrits bouddhiques et romans français.
Je ne pouvais pas savoir, quand j'étais enfant, que la fréquentation assidue de mon père de la librairie-papeterie de la place de la Poste n'était pas une simple lubie. Il m'y achetait beaucoup de petits objets inutiles, surtout à l'aune de ses revenus de l'époque et des nécessités auxquelles il fallait quotidiennement pallier. Je chérissais ces cadeaux qui arrivaient maladroitement emballés avec la petite étiquette de rigueur qui annonçait Plaisir d'offrir... Cela pouvait être un porte-mine rose, une gomme bicolore en forme de cœur, du papier à lettres à l'effigie de Minnie, une petite trousse en plastique colorée, mille choses futiles qui ont contribué à nouer mon goût pour l'écriture et les petits carnets lignés. Mon père aimait tellement cette librairie-papeterie, pourtant minuscule et peu avenante, qu'il lui arrivait de m'y acheter des romans qui n'avaient aucune chance de m'intéresser, et cela bien qu'il ait une certaine idée de ce que j'aimais, mais le choix était mince sur le présentoir circulaire et surtout, ce n'était pas le livre en soi qu'il achetait mais le souvenir de la silhouette de sa mère qui s'affairait derrière son comptoir.
Je me souviens qu'à la même époque, mes parents enregistraient sur des cassettes audio des messages que je délivrais en cambodgien à toute la famille de mon père. Ils expédiaient ensuite cette cassette à Kompong Thom où ils vivaient, où la plupart d'entre eux vivent encore, où je suis née et où la photo qui ouvre ce billet a été prise. De cette activité, je gardai le goût de la narration et ne tardai pas à enregistrer d'autres histoires, cette fois-ci en français, destinées à un public restreint mais parfaitement attentif, composé de peluches et de figurines trouvées dans des barils de lessive.
C'est au cours d'une conversation téléphonique grésillante et très matinale que mon père apprit la mort de sa mère, plusieurs années plus tard et plusieurs mois après sa survenue. Il resta allongé plusieurs jours sans plus pouvoir dire un seul mot.
Lors du voyage au Cambodge, mon père est à nouveau resté sans voix en découvrant que la librairie-papeterie de ses parents n'était plus rien maintenant qu'un crasseux magasin de charbon...
Mais il avait encore quelque chose à voir dans la ville.
En effet, il y a quelques années, les frères et soeurs de mon père ont construit au sein d'une pagode elle-même située en lisière d'un petit lac, un mausolée destiné à accueillir les urnes funéraires de mes grands-parents (mon grand-père est mort au tout début de nos années françaises, je n'en ai aucun souvenir). C'est un très joli temple, décoré des portraits des défunts, et j'aime la grosse fleur dans les cheveux de ma grand-mère. Ils ont l'air tous les deux extrêmement doux et bienveillant.
Le jour où j'ai rejoint mon père à la pagode en compagnie de G., il discutait avec un homme d'à peu près son âge, à la peau très foncée, aux traits marqués, avec un sourire plein de dents en or qui suscita immédiatement chez moi une irrépressible angoisse. Mais mon père s'adressait à lui avec déférence et je le saluai donc avec respect, il me le présenta en disant que c'était son ancien "chef de rang". Comme beaucoup de choses s'avéraient pour moi mystérieuses lors de ce voyage, je ne relevai pas et engageai une brève conversation convenue mais polie avec ce monsieur avant de pénétrer dans le mausolée en lui-même. L'odeur capiteuse de l'encens, les fleurs et les fruits, la fraîcheur de la pierre et ce sourire si doux qu'affichent mes grands-parents que je n'ai jamais connus me firent monter les larmes aux yeux.
Quand je retrouvai mon père, il discutait toujours avec l'homme au sourire inquiétant. Je remarquai qu'il portait plusieurs colliers autour de son cou ridé. Il souhaitait à mon père beaucoup de bonnes choses pour les années à venir et puis il s'excusait, mais c'était des excuses difficiles à comprendre pour moi, exprimées dans un cambodgien presque précieux qui ne m'est pas familier. Mon père l'a remercié, l'a salué, lui a dit quelque chose qui signifiait, grossièrement, ce n'est pas grave. La chaleur m'étourdissait un peu, je ne comprenais pas bien, j'ai salué moi aussi et nous sommes repartis.
A la question Qui est cette homme ? mon père a répondu d'une voix très calme mais sans me regarder Un ancien khmer rouge qui dirigeait la rizière où l'on travaillait. Cela voulait dire: l'homme qui l'avait fait trimer, lui, ma mère et toute sa famille, qui les avait affamés, qui les avaient insultés, qui les faisaient travailler pour un grain de riz et un grain de sel par jour comme ma mère me le racontait enfant. Je fus saisie d'une colère sourde, ma tête bourdonnait. Comment mon père pouvait s'adresser à cet homme avec autant de gentillesse dans la voix ? Je m'en voulais d'avoir fait preuve de politesse à son égard, j'avais envie de l'insulter. Mais mon père considérait que cet homme était déjà bien assez torturé par ce qu'il avait pu commettre, qu'il serait poursuivi par cela jusqu'à la fin de ses jours et que ma colère et mon ressentiment n'avaient pas lieu d'être, qu'après tout nous étions en vie, qu'une autre vie avait été possible, mais pas pour lui. Des larmes silencieuses et tranquilles ont dévalé ses joues et il nous a remerciés, G. et moi, d'être venus au Cambodge et avec lui ce jour-là, rendre visite à ses parents, car c'était cela qui comptait, et je devinais combien ils lui manquaient.
Dans la voiture qui quittait péniblement la pagode, en voyant le mausolée ne plus devenir qu'un lointain point blanc à l'horizon, je tressaillais à chaque cahot imprimé au véhicule par les cailloux qui jonchaient la route. Ils n'étaient pourtant pas les seuls responsables de ma nausée car j'ai compris plus tard que malgré toutes mes réticences, j'aurais probablement à revenir une nouvelle fois au Cambodge. Et que ce serait pour les funérailles de mon père.

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15 Comments:

Anonymous Marie said...

Quand je rédige ma thèse au millimètre près, je pense à mon arrière-grand-père typographe pour des éditions juridiques belges. Ces échos cambodgiens si éloignés et si forts. Des pensées douces !

9 septembre 2014 à 07:59  
Anonymous Anonyme said...

Quel beau texte, j'en ai les larmes aux yeux sans même pouvoir imaginer ce qu'a dû etre ce voyage pour toi. Ta famille semble d'une dignité et d'un courage rare.
Clémence

9 septembre 2014 à 13:46  
Anonymous Amandine said...

Les mots justes pour le dire.
Quelle finesse d'analyse... Mes pensées vous accompagnent.

9 septembre 2014 à 21:33  
Anonymous Eloustic said...

Ces souvenirs, avec vos mots qui enveloppent tout d'une délicatesse incroyablement émouvante, sont très précieux. Merci pour ce partage.

10 septembre 2014 à 11:31  
Anonymous Anonyme said...

J'ai lu et relu plusieurs fois ce texte. Il m'a profondément habitée tout au long de la journée. Le soir, je l'ai lu à haute foix à mon compagnon (je ne fais jamais ça d'habitude, de lui lire des textes de blogs). Je me suis dit à propos de ton père : voilà quelqu'un de ... grand. Son attitude a quelque chose d'exceptionnel. Je l'imagine physiquement plutôt petit, le corps marqué par les expériences de la vie. Mais, c'est un homme grand, parce qu'il a compris des choses essentielles.
Et toi à ses côtés, avec G., il a eu raison de vous remercier, car ce n'était pas rien de l'accompagner dans ce voyage.
Quel parcours!
Patoumi, peut-être qu'un jour il ressortira de tout cela un livre? Un de ces livres beaux et au texte épuré, dont on ressort ... grandi?

11 septembre 2014 à 07:27  
Anonymous Anonyme said...

Quel beau texte patoumi, je suis également très émue. Quelle chance d'avoir un tel père. J'espère d'ailleurs que sa santé est meilleure et ta vie plus douce.

atlante

12 septembre 2014 à 13:58  
Anonymous Anonyme said...

Que d'émotions , On s'embourbe souvent dans le chemin qui inscrit nos pas dans ceux de nos anciens , il débouche parfois sur des horizons libératoires. Vous avez vu j'imagine les films de Rithy Panh ? Je me dis qu'il ferait un beau film de vos récits …

12 septembre 2014 à 17:24  
Blogger patoumi said...

Marie: bon, on en a déjà parlé ailleurs... alors c'est l'occasion de te dire que c'est très chouette le matin, après le petit-déjeuner, de voir que tu es passée et que tu as laissé un petit mot. Une super façon de commencer la journée :)

Clémence: merci, ça me fait chaud au coeur !

Amandine: je fais de mon mieux. Il y aura un troisième volet à ces histoires cambodgiennes mais j'hésite à le mettre ici parce que c'est un long texte, peut-être laborieux. Merci beaucoup en tout cas !

Eloustic : j'aime bien vous lire aussi :)

Anonyme: ça me fait monter les larmes aux yeux l'histoire de la lecture à ton compagnon... Et le reste aussi !
Merci pour l'attention, et d'avoir pris le temps de m'écrire cela.

Atlante: merci ! Je continue à beaucoup m'inquiéter pour mon papa mais je fais plein d'effort pour que ça ne prenne pas le dessus sur le reste. Bel automne à toi !

Anonyme: je suis incapable de regarder un film de Rithy Panh, c'est insupportable, trop proche, trop familier, trop dur. J'ai essayé de le lire mais ça me fait le même effet, l'horreur s'impose et d'autres images, vécues, me reviennent. Je l'admire beaucoup (un cambodgien cinéaste ! et qui a fait la femis ! C'est la classe absolue pour moi...) et j'espère qu'un jour je serais suffisamment sereine avec tout ça pour regarder l'un de ses films...

13 septembre 2014 à 21:15  
Anonymous Anonyme said...

Bonjour Patoumi,

Comme d'habitude, je suis infiniment touchée et émerveillée par votre texte. Ce que vous écrivez sur votre père m'interpelle d'autant plus que j'ai co-réalisé l'interview sur le pardon d'une rescapée du génocide khmer, Claire Ly : http://www.unmondetortionnaire.com/Le-pardon-itineraire-ou-obligation#lire.
Avec un talent pareil, ce serait dommage que vous ne publiez pas quelque chose...
Merci.

15 septembre 2014 à 08:51  
Anonymous Anonyme said...

C'est "publiiez", désolée.

15 septembre 2014 à 09:29  
Anonymous Florence said...

Patoumi, je reste sans voix devant votre texte si beau et émouvant.
Grosses bises.

15 septembre 2014 à 21:24  
Anonymous Marjane said...

C'est tellement beau et émouvant, vraiment ça me bouleverse.
J'espère qu'on aura le plaisir de lire le troisième volet.

18 septembre 2014 à 13:02  
Anonymous Slow Down said...

Que peut-on dire après ces mots bouleversants que tu as écrit. C'est un si bel hommage à ta famille, et un tel témoignage votre expérience, votre exil. Cette lecture m'a profondément émue. Moi aussi j'adore ces petits objets, les carnets lignés, mais ce qui pour moi n'était rien enfant, tellement gâtée, c'était un tout autre symbole pour toi et avait tellement plus de valeur.
Que la sagesse magnifique de ton père t'entoure encore longtemps.
Merci infiniment pour ce moment unique qu'a été la lecture de ton billet. On se sent tout petit et on réalise à quel point on a de la chance d'être là où nous sommes.

18 septembre 2014 à 23:13  
Anonymous Ophé said...

Merci de partager ces moments, intimes mais qui en même temps donnent à penser à chacun(e). C'est émouvant, c'est beau et ça porte à être positif même face à des souvenirs douloureux.

24 septembre 2014 à 15:53  
Blogger patoumi said...

Anonyme: merci pour l'article sur Claire Ly. Je crois que je vais le faire lire à mon père...

Florence: merci du fond du coeur !

Marjane: je ne me suis rendue compte de l'effet de ce texte que lorsque G. l'a lu et que son regard s'est troublé... Merci en tout cas !

Slow Down: j'ai un regard dur sur la famille mais la maladie de mon père puis ce voyage ont un peu apaisé les choses. Merci pour tes messages ici !

Ophé: j'ai encore plein de travail à faire pour accepter les choses mais on va dire que j'avance un peu...

5 octobre 2014 à 23:03  

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