mercredi 26 février 2014

Déjà Lost in Translation


//Dans Lost in Translation, Scarlett Johansson dit qu'elle voudrait être écrivain, ou photographe, un peu comme toutes les filles, car quelle fille ne traverse pas sa période photographe? Période pendant laquelle la photographie des pieds reste une activité discutable mais tout à fait irrésistible (enfin, Scarlett quant à elle tient des propos assez durs sur ce sujet)//

Je n'avais pas du tout prévu que la première fois que je partirais en vacances avec mes parents, cela consisterait à faire une valise pour le Cambodge, trente ans après notre arrivée fracassante quelque part en Bretagne, devant les dunes dégarnies qui contemplaient l'océan dont nul d'entre nous ne connaissait ni les embruns ni les rouleaux. Cet hiver-là, il parait qu'il a neigé.

J'ai envié tellement souvent les départs en vacances des autres, j'avais patiemment élaboré ma construction personnelle à partir d'éléments fondateurs fantasmés (dans le même ordre d'idée que faire chabrot ou manger une part de camembert sur son assiette retournée): le pique-nique sur l'aire d'autoroute, les oeufs durs, les chips, la bouteille d'eau glacée, la radio dans la voiture, la maison de location à l'arrivée, les volets qu'on ouvrirait pour aérer, les petits dîners de rien, la salade de tomates, le poisson grillé, les pêches et les cerises, la sieste, la première baignade, le feu d'artifice. Rien de cela n'est jamais survenu et les vacances me laissent un goût poisseux d'ennui, même si j'ai patiemment appris à amadouer les longues journées d'été sédentaire.
Alors voilà, je n'ai même pas fini de parler d'Italie que je m'apprête à partir au Cambodge, avec mes parents, et avec G., évidemment. Je peux vous dire que si j'avais pu aller chez le psychanalyste tous les jours les temps derniers, je ne m'en serais pas privée!
Enfant, je ne comprenais pas bien quand on me disait Il faudra retourner dans ton pays car ce sont tes racines ou Il faut connaître ses origines voire C'est bien de vouloir être médecin parce que tu pourras rentrer travailler dans ton pays. Je pensais Jamais de la vie! mais je sentais bien qu'il valait mieux garder cette réflexion pour moi, qu'il s'agissait sinon de trahir quelque chose, voire pire de le renier. Mais de quelles origines parle-t-on? Peut-on renier ce qu'on connait mal? Je ne comprends toujours pas tout ça. Je suis envahie par le récit du travail forcé dans les rizières, l'arrachement de mes parents aux études qu'ils venaient d'entreprendre, qu'ils n'auront jamais terminées, leur existence méprisée, je n'arrive pas à mettre de côté la faim, la torture, les exécutions sommaires, l'humiliation, l'horreur. Je n'ai jamais trop supporté qu'on me parle du pays du sourire.
Je nourris quand même une timide impatience à l'égard de la maison de mon grand-père que j'espère bien voir et photographier, et puis aussi les grosses racines autour de la pierre brûlée par le soleil à Angkor. Je vais tâcher de toutes mes forces de me laisser aller à la surprise.
Je sais bien que si j'aime tant la Nouvelle vague, les Editions de Minuit, Jacques Lacan, Roland Barthes et Pierre Bourdieu, Vincent Delerm et Serge Gainsbourg, Arnaud Desplechin et Philippe Garrel, il s'agissait aussi de construire ma propre géographie intime, d'alimenter les racines de mon désir en l'articulant à une autre langue, loin de la langue maternelle qui refuse obstinément de s'extraire de ma gorge nouée car elle est aussi celle du cri, de la souffrance.
L'avion décolle jeudi matin mais j'ai déjà prévenu que je ne partirai pas sans avoir vu The Grand Budapest Hotel mercredi soir, comme une réassurance ultime. Le suspense reste entier.

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10 Comments:

Anonymous Marie said...

C'est drôle, c'était à ce passage de 'Lost in Translation' que je pensais pour l'histoire des photos de pieds... Et les mots 'géographie intime' tournent aussi par ici, à 4 mois d'un déménagement... Les vies différentes, les mots qui rassemblent... Douces découvertes au Cambodge !

26 février 2014 à 07:14  
Anonymous Florence said...

N'ayez pas peur, on peut avoir plusieurs ancrages, et celui que vous avez ici est solide. Bon voyage Patoumi. Je vous embrasse.

26 février 2014 à 09:39  
Anonymous sylvie said...

Un voyage, alors. Qu'il vous soit riche et si possible, doux. Pour la partie vacances à Angkor, on veut bien une carte postale. Des baisers, pleins, vers vous demain matin.

26 février 2014 à 12:34  
Blogger Chrystel said...

Je comprends tellement tout ce que tu décris! Le déracinement de nos parents laisse des traces profondes dans nos personnalités et dans nos façons de vivre. Retourner dans le pays qu'on a quitté volontairement ou non promet d'être un moment important dans la vie de tes parents et pour toi aussi. Je nourris comme toi une grande ambivalence vis à vis de mon pays d'origine, en Europe de l'est, dans lequel je suis allée deux fois, une en famille, petite, alors que le rideau de fer n'était pas encore tombé et une autre, des années plus tard, adulte pour y travailler quelques jours dans un cadre très privilégié. Un choc. J'y pense souvent... Les paysages du Cambodge ont l'air sublimes, je suis certaine qu'ils t'inspireront de beaux textes sensibles et délicats comme tu sais si bien les écrire. Au plaisir de te lire et de voir tes photos. Je m'en réjouis d'avance! Bon voyage, Patoumi.

26 février 2014 à 13:37  
Blogger Unknown said...

Je te souhaite un bon voyage et qu'il puisse t'apporter ce que tu ne sais même pas encore chercher. Tout ça fait partie de toi et de ton histoire, même si tu te sens étrangère à tout ça et que ça te rappelle trop de choses terribles, je pense que c'est un moment important de ta vie de retourner là bas et j'ai hâte que tu puisses partager cela avec nous (si tu en as envie bien sûr!) et j'espère qu'il en ressortira quelque chose de positif! Et si G est avec toi, ça ne peut pas aller complètement mal <3 quand tu rentreras je te dirai un secret qui va arriver prochainement ... Mille bisous

26 février 2014 à 14:30  
Anonymous Anonyme said...

bon voyage Patoumi pour toi, tes parents et G.
ne fais pas comme moi, je ne suis encore jamais allée au pays de mes parents... le ferais-je un jour ? et pourtant je suis sur un blog en silence la vie de leur village... curieux non ?
Tu fais sûrement grand plaisir à tes parents en les accompagnant et ca c'est déjà du bonheur... rennette

26 février 2014 à 20:15  
Anonymous rose said...

Je te souhaite bon voyage, Patoumi (mais tu dois déjà être là-bas ou en passe d'arriver, je découvre ce billet bien après ta séance de cinéma !), même s'il déstabilise, même s'il fait peur. Je t'embrasse.

27 février 2014 à 16:45  
Anonymous V. said...

L'avion a déjà décollé quand je découvre ton nouveau billet mais BON VOYAGE ! Un voyage pas comme les autres .A bientôt !

2 mars 2014 à 20:38  
Blogger rosaannoma said...

Bon voyage. Et reviens avec des lignes de texte et des photos.

4 mars 2014 à 18:19  
Blogger Tin of tea said...

Quel périple en mer connue/inconnue… ça va être chamboulement-chouette!

15 mars 2014 à 18:09  

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