mardi 21 octobre 2014

Family lives

//Xavier Dolan, tu m'énerves d'avoir réussi à me faire pleurer sur du Céline Dion//

Le mercredi de sa sortie, dans le petit cinéma, Mommy réunissait une foule dense et impatiente qui se dispersera ensuite à petits pas dans la nuit, comme si chacun était encore abasourdi par tant de détermination et de grâce. Personne n'aura très bien compris comment trois spectateurs ont pu partir avant la fin, ayant pourtant entendu l'avertissement articulé très tôt par les lèvres ultra-gloss de la mère de Steve: Les sceptiques seront confondus.
Sur les pavés, essuyant de très fines gouttes de pluie, j'ai un peu mal à la tête, j'écoute G. qui dit "C'est une autre version de Family Life".
Il se trouve que j'ai reçu en cadeau, il y a quelques années, de la part de quelqu'un qui n'avait pourtant une connaissance que très partielle de mes goûts, le dvd de Family Life. Je ne l'avais jamais regardé, par appréhension. Le dimanche suivant, je décide de le visionner.
En ouvrant le boîtier, une feuille de papier pliée en quatre s'en échappe. Une lettre m'est adressée et les mots sur les petits carreaux portent en eux tellement de justesse dans leur folie que je sais en les lisant que je ne pourrai jamais les relire, parce que je n'arriverais sans doute jamais à me faire à cette douleur-là, la solitude absolue des vies trop folles pour le monde intransigeant où nous consentons à vivre. Je replie la lettre, j'insère le dvd, je lance le film. J'ai encore à l'esprit les images carrées de Mommy, ce cadre si étroit que chacun semble s'y cogner sans cesse.
Family Life déplie l'histoire de Janice dans la banlieue de Londres; c'est très loin de Montréal et pourtant, les toutes petites maisons qui s'alignent, répétitives et ternes dès les premières scènes ont quelque chose à voir avec les maisons mitoyennes de Mommy (qui ont elles-mêmes à voir avec celles d'Elephant, la froide histoire d'une autre folie adolescente), ces maison en apparence si tranquilles mais où l'on verse pourtant une bonne rasade d'alcool dans sa tasse de café quand on va laver son linge en sous-sol.
Dans Family Life, on ne voit pas Mrs Bailden, la mère de Janice, laver son linge, ni boire d'alcool. Elle se contente de garder les lèvres pincées, de serrer son sac contre elle et de boutonner ses chemises très haut. Elle sait mieux que quiconque ce qui est bon pour elle et les siens, même si cela passe par le forçage: il faut manger, et beaucoup (scène cauchemardesque du déjeuner dominical où les assiettes débordent), il faut travailler, et beaucoup, il faut s'habiller correctement, rentrer à l'heure tout le temps, ne pas trop fréquenter les garçons et puis il faudra avorter parce qu'une nouvelle fois, "je sais ce qui est bon pour toi". Mrs Bailden me fait penser à Mrs Lisbon, la mère de Lux dans Virgin Suicides, qui enferme ses filles et brûle les disques dans la cheminée. L'une et l'autre veulent garder leurs filles pour elles, selon un idéal fusionnel dévastateur qui refuse absolument de laisser la place à un désir qu'elle ne peuvent imaginer hors du leur. Mais Mrs Bailden me fait aussi penser à Diane O' Connor car, malgré la différence des accents (british pincé de la mère de Janice, québécois fleuri de celle de Steve), on entend dans ces deux voix maternelles la même emprise, la même dévoration, dont aucun enfant n'arrive à sauver sa peau. Toutes les deux sont prisonnières de leur amour qui paie cher son infinitude, car quel amour peut se satisfaire s'il est aussi insatiable dans ce qu'il réclame que dans ce qu'il offre ?
Mais si la mère de Janice provoque chez moi une aversion qui dure tout le film (et cela bien que je sache, par la clinique et l'expérience, qu'elle souffre aussi de la vie qu'elle s'inflige), Diane dont le prénom revêt différents aspects de mortification (on l'appelle Die, ou mommy et j'entends momie) me touche mystérieusement. Son obstination folle et sa solitude m'émeuvent aux larmes.
Dans Family Life comme dans Mommy, le héros à l'acmé de sa détresse croise une figure bienveillante dont le regard différent apaise le désespoir en marche. C'est le personnage du psychiatre dans le film de Ken Loach, qui considère Janice comme un sujet à part entière et pas comme une maladie semblable aux autres cas du même diagnostic, c'est le personnage de Kyla dans celui de Xavier Dolan. C'est pour moi la trouvaille du film, l'incarnation d'une féminité classe, douce et savante, mais qui porte pourtant une faille puisque quelque chose reste coincé, dans sa gorge au sens propre, et dans sa vie de mère de famille. C'est précisément parce qu'elle porte ce manque, ce petit quelque chose qui fait défaut, que Steve la laisse s'approcher. Mais dans les deux films, la rencontre échoue et renvoie chacun à sa solitude. Le héros se retrouve à nouveau abandonné et livré à ceux qui ont le pouvoir, pouvoir qu'ils ont obtenu en choisissant la solution de facilité, le même traitement pour tous, l'abrasion de l'individu, l'assujettissement à des méthodes qui recourent à la même violence en reprenant l'argument dévastateur de Mrs Bailden Je sais ce qui est bon pour toi.
La forme sèche de Family Life, ses couleurs sourdes et sa mélodie mélancolique m'ont fait autant d'effet que la lumière éclatante, le rythme frénétique et les soubresauts incessants de Mommy. Leurs histoires ont accompagné les premiers jours de l'automne, et dans le soir qui tombe plus tôt, je traîne ma silhouette sur les pavés, triste de savoir, en vrai, ce que les gens vivent sur les écrans.

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8 Comments:

Anonymous Anonyme said...

Bonsoir Patoumi,

Au milieu de plein d’autres bobos rassemblés dans la file d’attente du cinéma où j’ai vu Mommy, je m’en suis voulue d’être aussi caricaturale et prévisible, d’avoir attendu ce film avec une telle impatience, d’avoir dévoré les interviews de Dolan avec un appétit pareil… Et puis, très vite, avant même la réplique « Ce n’est pas parce qu’on aime quelqu’un qu’on peut le sauver », j’ai éprouvé un énorme soulagement et une joie encore plus grande à l’idée de partager ce moment avec autant de gens. Mommy, c’est presque toute la vie en deux heures et quatorze minutes et c’est une nouvelle occasion de vous trouver si juste et délicate dans vos mots.

21 octobre 2014 à 19:53  
Blogger Poupao said...

J'attends avec impatience de la voir !! (et Bande de filles de Céline Sciamma aussi) Le problème c'est que les films sortent très tard en Irlande, je vais regarder Family life en attendant, merci pour la référence :)

22 octobre 2014 à 11:42  
Anonymous Anonyme said...

Merci pour ce beau texte et ce parallèle, qui après vous avoir lue, me saute au coeur. family life, c'est le film de ma jeunesse, un peu abimee par des parents aimants qui savaient ce qui était bon pour moi....c'est la folie qui rôde mais ne trouve pas prise dans ce formatage parental. Mommy, c'est une grande claque, maintenant que je suis moi-même mère, et ce depuis un moment. C'est juste injuste et violent, être parent reste un grand mystère; comment faire si mal (dans les deux sens) avec autant d'amour...?
Merci pour vos textes et votre plume si sensible!
Catherine

22 octobre 2014 à 13:24  
Blogger Zou said...

Moi aussi, j'ai pleuré sur Céline Dion...

26 octobre 2014 à 17:41  
Anonymous patoumi said...

Anonyme: "Mommy, c'est presque toute la vie en deux heures et quatorze minutes"... C'est vous qui avez les mots justes :)

Poupao: n'hésite à me dire si Family life t'a plu !

Catherine: "être parent reste un grand mystère", je trouve que c'est une qualité de parent que de pouvoir le dire !

Zou: ça me rassure :) (j'ai passé plusieurs journées à me demander où est-ce que j'avais entendu cette histoire d'amour et d'hirondelle !)

30 octobre 2014 à 03:35  
Anonymous Eloustic said...

Votre billet m'a beaucoup touchée et il me trotte dans la tête depuis deux semaines. L'évocation de tous ces films qui m'ont chaque fois emplie de tendresse et d'effroi, et puis vos mots à vous, c'est un peu trop d'émotion pour un mardi soir.
Je n'ai pas réussi à trouver les bons mots pour vous remercier, mais je tiens à le faire avant que l'émotion ne se soit dissipée:
Merci pour ce billet Patoumi!
(Et un deuxième merci pour votre très belle formule: "la solitude absolue des vies trop folles pour le monde intransigeant où nous consentons à vivre".)

9 novembre 2014 à 18:46  
Blogger patoumi said...

Eloustic : merci d'avoir pris le temps d'écrire ce petit mot qui me va droit au coeur !

25 novembre 2014 à 00:10  
Blogger Cécile said...

Ah oui, la vie "en vrai" est parfois tout aussi (voire même bien plus) terrible que celle sur les écrans... moi aussi parfois ça me pèse un peu d'être "e n première ligne" pour le voir...

6 juillet 2015 à 08:11  

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