Autre chose de votre vie
Cet été, en écrasant délicatement des anchois marinés sur du pain toasté en bonne compagnie, nous avons parlé de la difficulté de choisir un film si le soir venu, une séance cinéma à la maison est soudain décidée. Il fut constaté de façon unanime qu'un film grandiose et important affectivement se prêtait pourtant régulièrement mal à ce visionnage nocturne et casanier (on peut ranger dans cette catégorie L'éternité et un jour, Le stade de Wimbledon, Muriel ou le temps d'un retour, Tropical Malady ou Andreï Roublev mais c'est pas cool de le dire parce que ça stigmatise Tarkovski qui franchement, n'a pas besoin de ça. Certes.), c'est la raison pour laquelle il serait bon d'avoir une réserve de films pudiquement regroupés sous le terme "film-doudou" ou de façon plus présentable "une histoire de gens", souvent précisément achetés en prévision de ces soirées où l'on veut un film qui ne serait pas menacé par une fatigue trop importante (c'est mon mystérieux syndrôme 2001 -jusqu'au jour où je l'ai vu sur grand écran) puisque nous avons tous fait l'expérience d'un assoupissement irrépressible devant quelques films d'Europe de l'Est en noir et blanc et peu bavards bien que magnifiques, non?
Si certains films allient alors beauté formelle et narration stimulante même pour les paupières fatiguées (je pense spontanément à ceux de Bunuel, Woody Allen, Truffaut ou Rohmer for ever), d'autres viennent toucher l'air de rien quelque chose du plus intime de votre être. Je veillerai donc à ce que Camille redouble, le dernier film de Noémie Lvovsky, figure en bonne place dans notre collection de films-doudous.
L'air de rien et avec une élégante désinvolture, Camille rewinds, comme les anglo-saxons l'ont subtilement traduit, a provoqué chez moi une petite tempête subjective. Cela tient à peu de choses: la récurrence d'un magnétophone qui enregistre, un soir de seizième anniversaire, La petite cantate hésitante de ses parents, cet inséparable baladeur jaune, et cette question insoluble, à savoir si le temps abîme l'amour ou si l'on est responsable de son extinction douloureuse.
Je n'ai pas connu, comme Camille, la fougue impétueuse d'un inséparable groupe d'amies, ni les sorties nocturnes au-dessus des grilles de piscines interdites, ni les fêtes échevelées à la bière et aux chips, mais évidemment, la séquence du cours de gymnastique et sa poutre perfide ont trouvé en moi un écho certain. Le corps encombrant et gauche de l'adolescence exposé sous le regard de l'autre (l'autre femme qui jauge les signes d'une féminité qui se méconnait elle-même, l'autre masculin qui embarrasse par son étrangeté désirable) est filmé avec une distance et une empathie admirables.
Ainsi, à la faveur d'un réveillon titubant, Camille voyage dans le temps et passe de quarante à seize ans, relevant les défis impossibles de la physique (mais pas du physique) telle que la lui enseignait son professeur de lycée divorcé, timide et patient, incarné par un Denis Podalydès charmant. Dans son corps de femme, elle revit les prémisses impossibles d'un amour qui se tisse autour d'une pièce de Goldoni (Les amoureux...) montée par la classe-théâtre, elle revit le prof de français fou, les copines qui philosophent, les parents inquiets, la ratatouille de sa mère, l'idée d'une vie à faire.
Camille maîtrise ainsi tant bien que mal cette immersion dans un temps révolu et pour lequel elle conserve une certaine tendresse, c'est là notre différence, mais l'éventualité de l'amour lui donne du fil à retordre car le désir est un labyrinthe et sa conclusion physique une impasse. Qu'est-ce qu'un amour qui vaut la peine? Quand j'avais seize ans, perdue dans des vêtements trop grands et les cheveux au carré selon la très discutable influence maternelle, j'étais systématiquement amoureuse de garçons à qui je n'avais aucune chance de plaire et je méprisais souverainement ceux qui m'aimaient maladroitement, un tour de passe-passe très pratique pour ne jamais se confronter à la rencontre de l'autre et avoir une bonne raison de souffrir (et donc d'écrire, telle était ma conclusion contemporaine de cette époque).
Mais dans ces univers qui se croisent, dans ce temps bubble-gum rose tendre mais empli de bulles prêtes à éclater, celui qui remet les pendules à l'heure, l'horloger de la ville en la personne de Jean-Pierre Léaud, lui, reste immuable. Plus troublant encore, quand on le voit changer une pile ou rompre une bague qui annonçait un futur domicile conjugal, on a l'impression de voir Antoine Doinel teindre des fleurs dans la cour de son immeuble ou chercher un titre pour son roman. Noémie Lvovsky raconte chez Laure Adler qu'avant de rencontrer Jean-Pierre Léaud (et de partager une cuillère de miel avec lui, oui!), il fallait qu'elle fasse l'effort d'oublier qu'il avait joué dans des films qui avaient changé sa vie. Interrogée aussi sur son rapport à la musique, elle cite ce passage de La femme d'à côté, quand Fanny Ardant est hospitalisée pour une dépression et qu'elle explique à Gérard Depardieu venu lui rendre visite que les chansons de variétés qui passent à la radio l'aident à vivre. Et Noémie Lvovsky a eu l'impression étrange, très forte et émouvante, que cette séquence lui était personnellement adressée, comme j'ai pu me sentir intimement concernée par certaines scènes de Conte d'Eté ou de Masculin/Féminin, et comme j'ai pu rester saisie en entendant un jour par hasard J'ai crevé l'oreiller/j'ai dû rêver trop fort.
Alors, parce que je ne veux pas, si jamais je devais me retourner sur les années à venir, avoir à regretter de n'avoir pas su renoncer à des fonctions que je suis seule à m'imposer pour de mauvaises raisons, parce que dans le téléphone une voix de femme a dit Je comprendrai très bien que vous ayez autre chose à faire de votre vie, parce que j'ai déjà dû renoncer à la Fémis et que ça m'énerve sec, même si G. a déjà prédit que je pleurerai très fort sur le moment, je me plie à cette voix de femme et je choisis de faire autre chose de ma vie.
Si certains films allient alors beauté formelle et narration stimulante même pour les paupières fatiguées (je pense spontanément à ceux de Bunuel, Woody Allen, Truffaut ou Rohmer for ever), d'autres viennent toucher l'air de rien quelque chose du plus intime de votre être. Je veillerai donc à ce que Camille redouble, le dernier film de Noémie Lvovsky, figure en bonne place dans notre collection de films-doudous.
L'air de rien et avec une élégante désinvolture, Camille rewinds, comme les anglo-saxons l'ont subtilement traduit, a provoqué chez moi une petite tempête subjective. Cela tient à peu de choses: la récurrence d'un magnétophone qui enregistre, un soir de seizième anniversaire, La petite cantate hésitante de ses parents, cet inséparable baladeur jaune, et cette question insoluble, à savoir si le temps abîme l'amour ou si l'on est responsable de son extinction douloureuse.
Je n'ai pas connu, comme Camille, la fougue impétueuse d'un inséparable groupe d'amies, ni les sorties nocturnes au-dessus des grilles de piscines interdites, ni les fêtes échevelées à la bière et aux chips, mais évidemment, la séquence du cours de gymnastique et sa poutre perfide ont trouvé en moi un écho certain. Le corps encombrant et gauche de l'adolescence exposé sous le regard de l'autre (l'autre femme qui jauge les signes d'une féminité qui se méconnait elle-même, l'autre masculin qui embarrasse par son étrangeté désirable) est filmé avec une distance et une empathie admirables.
Ainsi, à la faveur d'un réveillon titubant, Camille voyage dans le temps et passe de quarante à seize ans, relevant les défis impossibles de la physique (mais pas du physique) telle que la lui enseignait son professeur de lycée divorcé, timide et patient, incarné par un Denis Podalydès charmant. Dans son corps de femme, elle revit les prémisses impossibles d'un amour qui se tisse autour d'une pièce de Goldoni (Les amoureux...) montée par la classe-théâtre, elle revit le prof de français fou, les copines qui philosophent, les parents inquiets, la ratatouille de sa mère, l'idée d'une vie à faire.
Camille maîtrise ainsi tant bien que mal cette immersion dans un temps révolu et pour lequel elle conserve une certaine tendresse, c'est là notre différence, mais l'éventualité de l'amour lui donne du fil à retordre car le désir est un labyrinthe et sa conclusion physique une impasse. Qu'est-ce qu'un amour qui vaut la peine? Quand j'avais seize ans, perdue dans des vêtements trop grands et les cheveux au carré selon la très discutable influence maternelle, j'étais systématiquement amoureuse de garçons à qui je n'avais aucune chance de plaire et je méprisais souverainement ceux qui m'aimaient maladroitement, un tour de passe-passe très pratique pour ne jamais se confronter à la rencontre de l'autre et avoir une bonne raison de souffrir (et donc d'écrire, telle était ma conclusion contemporaine de cette époque).
Mais dans ces univers qui se croisent, dans ce temps bubble-gum rose tendre mais empli de bulles prêtes à éclater, celui qui remet les pendules à l'heure, l'horloger de la ville en la personne de Jean-Pierre Léaud, lui, reste immuable. Plus troublant encore, quand on le voit changer une pile ou rompre une bague qui annonçait un futur domicile conjugal, on a l'impression de voir Antoine Doinel teindre des fleurs dans la cour de son immeuble ou chercher un titre pour son roman. Noémie Lvovsky raconte chez Laure Adler qu'avant de rencontrer Jean-Pierre Léaud (et de partager une cuillère de miel avec lui, oui!), il fallait qu'elle fasse l'effort d'oublier qu'il avait joué dans des films qui avaient changé sa vie. Interrogée aussi sur son rapport à la musique, elle cite ce passage de La femme d'à côté, quand Fanny Ardant est hospitalisée pour une dépression et qu'elle explique à Gérard Depardieu venu lui rendre visite que les chansons de variétés qui passent à la radio l'aident à vivre. Et Noémie Lvovsky a eu l'impression étrange, très forte et émouvante, que cette séquence lui était personnellement adressée, comme j'ai pu me sentir intimement concernée par certaines scènes de Conte d'Eté ou de Masculin/Féminin, et comme j'ai pu rester saisie en entendant un jour par hasard J'ai crevé l'oreiller/j'ai dû rêver trop fort.
Alors, parce que je ne veux pas, si jamais je devais me retourner sur les années à venir, avoir à regretter de n'avoir pas su renoncer à des fonctions que je suis seule à m'imposer pour de mauvaises raisons, parce que dans le téléphone une voix de femme a dit Je comprendrai très bien que vous ayez autre chose à faire de votre vie, parce que j'ai déjà dû renoncer à la Fémis et que ça m'énerve sec, même si G. a déjà prédit que je pleurerai très fort sur le moment, je me plie à cette voix de femme et je choisis de faire autre chose de ma vie.
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