dimanche 23 septembre 2012

Autre chose de votre vie

Cet été, en écrasant délicatement des anchois marinés sur du pain toasté en bonne compagnie, nous avons parlé de la difficulté de choisir un film si le soir venu, une séance cinéma à la maison est soudain décidée. Il fut constaté de façon unanime qu'un film grandiose et important affectivement se prêtait pourtant régulièrement mal à ce visionnage nocturne et casanier (on peut ranger dans cette catégorie L'éternité et un jour, Le stade de Wimbledon, Muriel ou le temps d'un retour, Tropical Malady ou Andreï Roublev mais c'est pas cool de le dire parce que ça stigmatise Tarkovski qui franchement, n'a pas besoin de ça. Certes.), c'est la raison pour laquelle il serait bon d'avoir une réserve de films pudiquement regroupés sous le terme "film-doudou" ou de façon plus présentable "une histoire de gens", souvent précisément achetés en prévision de ces soirées où l'on veut un film qui ne serait pas menacé par une fatigue trop importante (c'est mon mystérieux syndrôme 2001 -jusqu'au jour où je l'ai vu sur grand écran) puisque nous avons tous fait l'expérience d'un assoupissement irrépressible devant quelques films d'Europe de l'Est en noir et blanc et peu bavards bien que magnifiques, non?
Si certains films allient alors beauté formelle et narration stimulante même pour les paupières fatiguées (je pense spontanément à ceux de Bunuel, Woody Allen, Truffaut ou Rohmer for ever), d'autres viennent toucher l'air de rien quelque chose du plus intime de votre être. Je veillerai donc à ce que Camille redouble, le dernier film de Noémie Lvovsky, figure en bonne place dans notre collection de films-doudous.

L'air de rien et avec une élégante désinvolture, Camille rewinds, comme les anglo-saxons l'ont subtilement traduit, a provoqué chez moi une petite tempête subjective. Cela tient à peu de choses: la récurrence d'un magnétophone qui enregistre, un soir de seizième anniversaire, La petite cantate hésitante de ses parents, cet inséparable baladeur jaune, et cette question insoluble, à savoir si le temps abîme l'amour ou si l'on est responsable de son extinction douloureuse.
Je n'ai pas connu, comme Camille, la fougue impétueuse d'un inséparable groupe d'amies, ni les sorties nocturnes au-dessus des grilles de piscines interdites, ni les fêtes échevelées à la bière et aux chips, mais évidemment, la séquence du cours de gymnastique et sa poutre perfide ont trouvé en moi un écho certain. Le corps encombrant et gauche de l'adolescence exposé sous le regard de l'autre (l'autre femme qui jauge les signes d'une féminité qui se méconnait elle-même, l'autre masculin qui embarrasse par son étrangeté désirable) est filmé avec une distance et une empathie admirables.
Ainsi, à la faveur d'un réveillon titubant, Camille voyage dans le temps et passe de quarante à seize ans, relevant les défis impossibles de la physique (mais pas du physique) telle que la lui enseignait son professeur de lycée divorcé, timide et patient, incarné par un Denis Podalydès charmant. Dans son corps de femme, elle revit les prémisses impossibles d'un amour qui se tisse autour d'une pièce de Goldoni (Les amoureux...) montée par la classe-théâtre, elle revit le prof de français fou, les copines qui philosophent, les parents inquiets, la ratatouille de sa mère, l'idée d'une vie à faire.
Camille maîtrise ainsi tant bien que mal cette immersion dans un temps révolu et pour lequel elle conserve une certaine tendresse, c'est là notre différence, mais l'éventualité de l'amour lui donne du fil à retordre car le désir est un labyrinthe et sa conclusion physique une impasse. Qu'est-ce qu'un amour qui vaut la peine? Quand j'avais seize ans, perdue dans des vêtements trop grands et les cheveux au carré selon la très discutable influence maternelle, j'étais systématiquement amoureuse de garçons à qui je n'avais aucune chance de plaire et je méprisais souverainement ceux qui m'aimaient maladroitement, un tour de passe-passe très pratique pour ne jamais se confronter à la rencontre de l'autre et avoir une bonne raison de souffrir (et donc d'écrire, telle était ma conclusion contemporaine de cette époque).
Mais dans ces univers qui se croisent, dans ce temps bubble-gum rose tendre mais empli de bulles prêtes à éclater, celui qui remet les pendules à l'heure, l'horloger de la ville en la personne de Jean-Pierre Léaud, lui, reste immuable. Plus troublant encore, quand on le voit changer une pile ou rompre une bague qui annonçait un futur domicile conjugal, on a l'impression de voir Antoine Doinel teindre des fleurs dans la cour de son immeuble ou chercher un titre pour son roman. Noémie Lvovsky raconte chez Laure Adler qu'avant de rencontrer Jean-Pierre Léaud (et de partager une cuillère de miel avec lui, oui!), il fallait qu'elle fasse l'effort d'oublier qu'il avait joué dans des films qui avaient changé sa vie. Interrogée aussi sur son rapport à la musique, elle cite ce passage de La femme d'à côté, quand Fanny Ardant est hospitalisée pour une dépression et qu'elle explique à Gérard Depardieu venu lui rendre visite que les chansons de variétés qui passent à la radio l'aident à vivre. Et Noémie Lvovsky a eu l'impression étrange, très forte et émouvante, que cette séquence lui était personnellement adressée, comme j'ai pu me sentir intimement concernée par certaines scènes de Conte d'Eté ou de Masculin/Féminin,  et comme j'ai pu rester saisie en entendant un jour par hasard J'ai crevé l'oreiller/j'ai dû rêver trop fort.
Alors, parce que je ne veux pas, si jamais je devais me retourner sur les années à venir, avoir à regretter de n'avoir pas su renoncer à des fonctions que je suis seule à m'imposer pour de mauvaises raisons, parce que dans le téléphone une voix de femme a dit Je comprendrai très bien que vous ayez autre chose à faire de votre vie, parce que j'ai déjà dû renoncer à la Fémis et que ça m'énerve sec, même si G. a déjà prédit que je pleurerai très fort sur le moment, je me plie à cette voix de femme et je choisis de faire autre chose de ma vie.

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24 Comments:

Anonymous Sarah-Lou said...

Ah Patoumi. Quoique tu nous réserves, on te suit!

Et pour les films doudou (Camille redouble, c'est de la triche car pas encore sorti en DVD), what about les premiers Jaoui-Bacri, Klapish, les "japonais-du-quotidien": Departure, the taste of tea... ?

23 septembre 2012 à 18:48  
Anonymous loukoum°°° said...

J'ai un film doudou très inavouable et j'attends la suite plus qu'impatiemment (j'ai aussi vu Camille redouble cette semaine et j'ai beaucoup aimé!)

23 septembre 2012 à 21:52  
Anonymous Anonyme said...

Inconnue qui vous suit post après post et encourage toute tentative d'être soi

23 septembre 2012 à 23:22  
Anonymous Anonyme said...

As-tu décidé de te consacrer pleinement à l'écriture ? Ou au cinéma ?...
Merci pour ce post. C'est incroyable, les jours où je pense à ton écriture et que je retourne sur ton blog sont les jours où tu postes un nouvel article...
Mes films doudous : Les chansons d'amour, Rois et Reine, Les Amants réguliers et Tout est pardonné...
Merci Patoumi...et que de suspens sur les directions de vie que tu as choisies ! :)
Paola

24 septembre 2012 à 00:06  
Blogger patoumi said...

Sarah Lou: a priori, cela ne va pas trop changer le rythme déjà très aléatoire des poppies...
En fait, les films-doudous évoqués dans le billet ne constituent qu'une liste très restreinte et servaient juste d'exemples car leur nombre est infini... Bon, par contre j'ai une réserve sur les Klapisch :)

Loukoum°°°: je te raconterai... très bientôt :)

Chère inconnue: oui, c'est exactement ça, je n'étais plus moi et ça me devenait insupportable donc... on verra ce que ça donnera... Merci pour votre encouragement en tout cas!

Paola: pleinement non, parce que j'ai un travail que j'aime bien quand même!
J'adore TOUS les films que tu cites!

24 septembre 2012 à 00:54  
Anonymous sylvie said...

Quand j'ai lu les premières phrases de ton billet à f., il a souri. Quelque part dans un carnet, il y a la liste des fims-doudou et parfois, quand je suis seule en voiture, je peux pleurer quand france gall dit mais si tu crois un jour que tu m'aimes ... (par exemple). Cette autre chose de ta vie me réjouit (je crois savoir, je ne sais pas, peut-être).

24 septembre 2012 à 07:59  
Anonymous Stéphanie said...

On est trop curieux d'en savoir plus ! donc ce n'est pas une totale reconversion professionnelle.... une activité parallèle ?? un film, un livre ???

26 septembre 2012 à 09:54  
Anonymous V said...

C'est une photo prise chez Nanashi ?
La chanson de Bashung fut mon tout premier 45 tours acheté avec mon argent de poche . Chouette moment qu'on n'oublie pas .
Et pour rester dans le domaine musical , N. Lvovsky a aussi dit quelque part que ces années 80 valaient le coup notamment pour Blondie et Nina Hagen. Et je suis si d'accord !
Faire autre chose de ta vie ?

27 septembre 2012 à 12:45  
Anonymous patoumi said...

Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

27 septembre 2012 à 23:43  
Blogger patoumi said...

Sylvie: c'est un peu bête mais j'ai un peu des frissons quand j'entends pas hasard "Ne me dites pas que ce garçon ne valait rien/ Il avait choisi un autre chemin" ... ou "Elle passe ses nuits sans dormir/à gâcher son bel avenir/la groupie du pianiste"...
Tout ce que tu as dit sur cette décision l'adoucit grandement, merci.

Stéphanie: un film.. j'aimerais tellement...

V.: oui, c'est à Nanashi! Tu es très forte!
Je serais vraiment triste, oui, d'avoir juste été psychiatre dans ma vie donc... je me prends en main :)

27 septembre 2012 à 23:46  
Blogger Agnèslamexicaine said...

que ce nouveau chemin soit fructueux, difficile et parfois amusant! tant que tu nous régales de billets...

28 septembre 2012 à 01:26  
Anonymous V said...

Tu me diras comment on fait ! :)
(si toutefois la prise en main de soi-même peut s'appliquer à tout le monde)

28 septembre 2012 à 07:59  
Anonymous Marjane said...

C'est marrant parce que cette année j'ai décidé de faire autre chose de ma vie. Quelque chose de mieux, forcément, mais pas sûre que ça marche. Alors en janvier j'entame le début de ce virage, ou plutôt demi-tour,mais non ça fait trop retour en arrière, alors cette sortie d'autoroute et vraiment c'est flippant.
Quand je suis déprimée j'écoute Resiste de F.G depuis l'adolescence, ça marche bien, des films et des chansons doudous j'en ai un paquet.
Je ne crois pas savoir ce que va être ton nouveau chemin mais j'espère qu'il t'apportera ce que tu souhaites.

28 septembre 2012 à 16:29  
Anonymous patoumi said...

Agnès: emprunter un nouveau chemin implique de renoncer à certaines choses, c'était toute la difficulté. Je me sens maintenant plus légère et pleine d'élan!

V.: je ne sais pas comment on fait, j'essaie.

Marjane; ah ah ah, j'ai beaucoup fredonné Résiste! les temps derniers aussi!
Je te souhaite plein de bonnes choses pour les temps à venir!

29 septembre 2012 à 01:24  
Anonymous Riane said...

On ne saura pas quelle autre chose?
Moi,ce qui me fait peur dans cette envie (et cette phrase): "faire autre chose de sa vie" c'est que e suis paralysée à l'idée que ce à quoi je renonce allait peut-être devenir bien plus enthousiasmant que ce vers quoi je me réoriente.

29 septembre 2012 à 12:35  
Anonymous Anonyme said...

on a une seule vie et je croise tellement de gens qui en se retournant regrettent.. ce qui peut paraître à d'autres anodin et qui pourtant les minent...
moi aussi j'ai un projet, il est en place, c'est sûrement plus simple que le tien, mais depuis que c'est décidé et enclenché... j'ai des ailes !
ces chansons de M. Berger sont si belles... évidemment !
rennette

30 septembre 2012 à 20:01  
Anonymous Florence said...

Je suis intriguée par votre changement de direction, mais pour ce que je connais de vous, c'est sûrement une décision courageuse et sincère. Est ce que la semaine à Berlin est déjà passée? je voulais vous envoyer un petit mot avec les endroit que j'ai aimés, mais c'est peut-être trop tard.
Bises.

1 octobre 2012 à 21:29  
Anonymous limonade said...

Ça ne va pas du tout du tout, du genre panique à bord, parce que je découvre ce blog, je pressens que ça va devenir l'un de mes préférés, et j'ai pas le temps de me mettre sous la couette et de tout lire d'un bout à l'autre. Au-se-cours. Mais merci, d'avance.

2 octobre 2012 à 10:57  
Anonymous patoumi said...

Riane: j'espère que si, vous en saurez un jour quelque chose ^^

Rennette: j'ai trop envie d'en savoir plus sur ce projet qui commence! Est-ce que tu me raconteras?

Florence: ce que vous dites me fait très chaud dedans, merci.

Pauline: ce qui est troublant, c'est que je te lis depuis peu aussi, secrètement, et que je suis restée parfois très émue par certaines coïncidences...

2 octobre 2012 à 23:02  
Anonymous Marjane said...

Merci c'est gentil. Moi je ne doute pas de ta réussite. C'est excitant non? Moi en tout cas je n'atterris toujours pas, ce mélange d'émotions m'empêche de dormir et de ressentir la fatigue!!! Un jour j'ai l'impression d'avoir le monde à porté de mains et un autre je me dis que c'est de la folie voir de l'inconscience!
Je rebondis parce que je lis aussi Pauline depuis un certain temps avec beaucoup de plaisir et d'émotion et comme toi des coïncidences touchantes et ça ne m'étonne pas que vous vous "plaisiez"!

3 octobre 2012 à 21:53  
Anonymous Ma' said...

Je suis plutôt une lectrice de l'ombre mais là, waouh mes 2 blogs préférés au monde (patoumi et pauline) qui entrent en collision, c'est trop chouette! :)
Et bonne chance pour cette vie parallèle qui se profile surtout!

4 octobre 2012 à 19:38  
Blogger Mabes said...

hum chouette pour tes patients future ex-psy ! J'aime beaucoup l'écriture de ces morceaux de vie... Camille redouble m'a fait pleurer... amicalement

27 octobre 2012 à 18:35  
Anonymous patoumi said...

(J'écris le billet le plus long du siècle)

Marjane: je me demande ce qui te donne des ailes... ça a l'air bien!

Ma': une vie parallèle, c'est exactement ça!

Mabes: ah non alors, je ne suis pas une future ex-psy! J'aime l'idée d'être psychiatre, c'est un super métier, mais ça n'empêche pas d'avoir une vie plus secrète :)

28 octobre 2012 à 00:33  
Anonymous Anonyme said...

Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

27 mai 2013 à 01:05  

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