mardi 1 mai 2012

Le printemps hésite encore un peu

En habits mous sur le canapé, enveloppée dans une série de couvertures anciennes, j'avais commencé un billet comme ça:
Un matin, devant le tourbillon rose que dessine la compote de rhubarbe sur le fromage blanc discrètement granuleux, je me prends la tête entre les mains et la cuillère reste en suspens dans le bol en céramique japonaise. J'ai les yeux qui brûlent. Tout me parait insurmontable. J'ai l'impression d'être en classe de cinquième la veille d'une notation en gymnastique. Je ne sais toujours pas faire l'équilibre.
Le bonheur n'est pas gai disent les personnages de Desplechin. Insaisissable et capricieux, j'ai l'impression que j'ai peur de le frôler et je trouve tout compliqué. Un grand changement se prépare et j'ai peur alors qu'il y a peu à craindre. Dans les bus vitreux, je pleure l'air de rien. Mes poumons se creusent en silence, puis je reste droite et garde le sourire dix minutes plus tard devant mes petits patients. Quelques jours auparavant, dans une salle de restaurant décorée par des gens qui voulaient probablement une ambiance design contemporain, je reste perplexe devant...

Sauf que je n'arrivais pas à poursuivre sur cette lancée et...
En habits neufs devant mon bureau enfin débarrassé des milliards de papiers tellement sérieux et inintéressants (j'entretiens malheureusement des rapports peu rigoureux avec les choses administratives, c'est assez dommage au vu du volume d'angoisse que cela génère régulièrement), j'aborde les jours à venir autrement.
J'oublie ce dîner, dans un restaurant compassé de village, posé sur la place du calvaire avec vue sur le cimetière et la maison de retraite. J'oublie le maniérisme vain et lourdingue du sommelier, la vanité de l'amuse-bouche, l'approximation des cuissons, la tristesse du fenouil maltraité, la maladresse du dessert surchargé. J'oublie les familles amidonnées et la mienne qui me tracasse. J'ai mis quinze jours à m'en remettre.
Je retiens plutôt un autre dîner et son invitée singulière qui portait un joli sautoir vert anis. Ce soir-là, timidement, j'ai servi le velouté de betteraves au raifort de P., vraiment pas mal même s'il n'était pas aussi technicolor que le sien: le maraîcher avait voulu me faire plaisir en glissant des betteraves chioggia parmi les roses plus classiques et elles ont donné au velouté une teinte framboise écrasée. Après, encore plus timidement, j'ai apporté les assiettes brûlantes de cailles aux raisins, servies avec quelques graines, une tombée d'épinards, des shiitake. Il y avait aussi quelques fromages et puis nous avons poursuivi nos conversations animées (tes parents, Sofia Coppola, les photos floues, Bombay, Hanoi, etc) sur le canapé au-dessus des ramequins de tiramisù. Le vin donnait des joues roses à chacun. Elle avait bien compris que la vie est une fiction.
Quelques jours plus tard, un autre dîner avec trois filles que je ne connais pas (encore). Marinière sous veste noire et grandes créoles dorées, cheveux souples et bouche rouge, foulard en soie et accent scandinave, chacune parle sans trembler de leur vie assurée et je ne sais pas bien comment on pourrait me caractériser moi parce que bon, ce n'était pas trop le moment de parler d'Eric Rohmer ou d'Hervé Guibert. Je me sens minuscule et gauche avec mon cheveu en bataille et le visage sans fard. Je me concentre sur la mousse au chocolat et je rentre à la maison à grands pas en me promettant vainement qu'il faudrait que je renonce à avoir l'air d'avoir dix-sept ans. La nouvelle psychanalyste, que j'ai détestée deux secondes à cause de ses jolies espadrilles lors de la première séance, a bien compris le noeud qui embobine savamment ma quête d'une féminité qui n'est pas la mienne. Chaque séance est attendue avec une impatience studieuse.
Dimanche de premier tour, nous trompons notre impatience et notre appréhension en grignotant des tartines de fromage fondu devant Hannah et ses soeurs. Je l'avais déjà vu à plusieurs reprises mais cette fois-ci, et pour des raisons qui m'échappent, j'ai ressenti une solide aversion pour le personnage de Michael Caine, peut-être à cause du forçage que me semble induire son amour sans culpabilité. Je trouve beaucoup plus ambigu, et en cela il me touche davantage, le personnage de l'écrivain adultère de La peau douce, un film dans lequel chaque concours de circonstances (l'ennui ridicule d'un dîner de gala en province, la disparition d'un journal, le coupon d'un atelier de développement photographique -Photos la Muette- oublié dans la poche d'une veste apportée chez le teinturier) dérègle lentement une passion maladroite. Si vous ne l'avez pas vu, je vous recommande avec beaucoup d'affection ce film de Truffaut, tranchant et sensuel, ne serait-ce que pour entendre la belle voix de la fascinante Françoise Dorléac rappeler à son amant qu'il lui faudrait une paire de bas couleur zibeline...
C'était il y a longtemps maintenant mais je me souviens, j'ai pris un train un soir pour le rejoindre, il y avait un concert de Dark Dark Dark au Stereolux. Cela n'arrive pas souvent mais je portais une chemise à carreaux, un vieux modèle APC Madras, avec un gilet jaune et autour de nous, en fait, tout le monde était à peu près habillé pareil.
C'était il y a longtemps maintenant mais je me souviens, il est parti un matin pour jouer à Paris le soir, dans un café du onzième arrondissement. Je suis toujours hyper curieuse de la composition du catering (une fois c'est de la chorba et du poulet au curry, une autre fois des pizza, une autre fois encore du couscous dans des boîtes en carton blanc...)
C'était il y a longtemps maintenant mais je me souviens, il ne pouvait pas m'accompagner à la séance d'Oslo 31 août (j'avais foncé en sortant du travail, c'était la dernière séance), j'étais un peu triste de son absence, je savais qu'il ne serait pas à la maison quand je serai rentrée, j'ai traîné dans le cinéma après le film, j'ai regardé des affiches, j'ai lu des critiques, j'ai observé les gens boire des verres au bar et puis, quand je me suis enfin résolue à rentrer, je traînais encore des pieds en dévalant le grand escalier quand j'ai reconnu, derrière les portes vitrées, la silhouette de son manteau anglais. Ça ne se fait pas du tout mais je lui ai sauté au cou.
C'était il y a longtemps maintenant mais je me souviens qu'un soir, nous avons vu une annonce sur une façade macaronnée et que cela allait changer un peu ma vie, une fiction que j'apprends lentement à aimer.

Libellés : , ,

18 Comments:

Anonymous Florence said...

Ils sont beaux vos bouquets de printemps, Patoumi. La vie n'est pas une fiction, même si on voudrait que les choses et les gens soient comme dans les films que l'on aime. Vous paraissez pleine de doutes alors que vous semblez si douée pour dénichez le beau, le doux, le singulier dans le quotidien! Courage pour ce nouveau pas en avant, et puis Copenhague approche, non?
Grosses bises.

1 mai 2012 à 07:59  
Blogger Le coyote said...

Comme à chaque fois, je suis troublée par ce que tu écris (les espadrilles !). Pourtant, et malgré ce genre de détails, je pense que nos vies ne se ressemblent pas beaucoup. Ce doit être la raison pour laquelle tu as raison de parler de fiction ?
C'est par ailleurs très joli et délicat à lire (en écoutant le nouvel album de Patrick Watson). J'aime tout particulièrement la place que tu laisses à l'imagination de ceux qui ne te connaissent que par ce blog.
(à la réflexion, je me demande si un vouvoiement n'aurait pas été plus approprié.)

1 mai 2012 à 12:01  
Anonymous Ma' said...

Bonjour Patoumi,
Au hasard des « blogs de vie » comme je les appelle, je suis tombée sur le tien depuis bien longtemps. Je ne le fréquentais jusque-là qu’en passagère clandestine et je ne m’étais jamais résolue à laisser une trace de mes passages. C’est donc chose faite. Quelle si jolie façon de raconter ta vie et la vie tout court et quel bon goût ! Merci pour les adresses rennaises (certaines que je connais, d’autres non), pour les références culturelles (pour plus tard quand j’aurai plus de temps)( mais j’ai quand même réussi à en trouver pour Oslo 31 Août) et pour tes alléchantes recettes. Tout me ravit ici et, comme beaucoup d’autres, j’attends toujours tes billets avec impatience! Alors à très bientôt.
(PS : Je me plais à croire que tu es peut-être l’interne dont j’ai partagé la nuit de garde en avril de l’année dernière (oui je suis étudiante en médecine) ? De longs cheveux noirs, une robe vaporeuse, des collants opaques et des ballerines, préférant un thé fumant aux restes peu appétissants de l’internat et m’ayant laissée conduire la petite voiture déglingue du CHGR… Ca pourrait plutôt correspondre non? )(et moi c'est cette hypothétique soirée partagée qui me fait préférer le tutoiement...)

1 mai 2012 à 13:25  
Anonymous La belle saison said...

Comme se billet et joli et comme je me retrouve comme je suis parfois. La vie est une fiction mais il y a dedans de belles aventures.
Avec mon admiration,

1 mai 2012 à 19:28  
Anonymous La belle saison said...

....est joli, bien sûr

1 mai 2012 à 19:28  
Blogger patoumi said...

Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

1 mai 2012 à 20:37  
Blogger patoumi said...

Florence: oui, je suis pleine de doute, pas trop mon genre de "sourire à la vie" ou "croquer la vie à pleines dents" ou truc comme ça, je crois! Et parfois, les petites choses du quotidien que vous évoquez ont du mal à me faire oublier la petite montagne de tracasseries diverses et variées principalement dues aux choses impossibles du travail, enfin vous devez voir ce que je veux dire. Mon remède personnel consiste alors à discuter et à me balader avec G., à regarder des films et oui, évidemment, grignoter des trucs (compote de rhubarbe maison donc, petits biscuits, et chocolat!).
Et penser aux voyages, vous avez raison...

Le coyote: bah moi ça me dérange pas du tout de tutoyer :) Merci infiniment pour cette phrase qui parle d'imagination...

Ma': oh! *-*
Si ce soir là, ton interne t'a saoulée à parler de psychanalyse et à se plaindre de l'hôpital, oui, ça doit être moi :)
(ça alors, vraiment je n'en reviens pas)
(dans ma promo, quand j'étais externe, PERSONNE n'aurait jamais été intéressé par Oslo)`
(merci! merci aussi d'avoir conduit cette vieille R5 trop pourrie)
(plein de bonnes choses pour la suite des études!)
(et vive la psychiatrie^^)

La belle saison: merci!

1 mai 2012 à 20:38  
Blogger La Lilloise said...

Bonsoir
Cela n'est pas du tout mon truc non plus de "sourire à la vie". La mélancolie que je traîne depuis tant de temps, me fait penser que demain n'est pas un autre jour mais un jour tout court. Un jour semblable à celui qui vient de s'écouler. Je peux comprendre les angoisses, les choses qui vous font pleurer... Mais j'avoue que je suis jalouse de vos remèdes, car je n'en ai pas (ou si je veux être positive : je ne l'ai pas encore trouvé)... Ce sentiment de toujours devoir avancer, le refus de prendre le temps, de regarder les choses... oh que cela me fait mal. Alors à travers vos textes, vous me donnez espoir. Bref, je ne suis pas là pour moi mais pour vous remercier pour vos billets.
Bonne soirée

1 mai 2012 à 22:22  
Blogger sylvie said...

parce que j'aime beaucoup les fictions que je lis ici, parce que je préfère de beaucoup, à celles pleines de certitudes, les personnes qui avancent dans la vie avec leurs doutes, et parce que j'aime les filles qui sautent au cou de leur amoureux ...je reviendrai encore et encore chez Patoumi. Je sais que cette journée apaisera le coeur lourd des jours passés. Et moi aussi, je ne retiens que ce dîner.

2 mai 2012 à 09:42  
Anonymous Maya the Bee said...

Une autre psychanalyste? Quel courage... Moi je ne me résouds pas à en changer, quitte à faire 400km aller-retour pour une séance (pas toutes les semaines hein) depuis mon déménagement...
Quant à Hannah..., vu à 14 ans, est resté depuis un de mes films favoris. C'est drôle car en le revoyant récemment, j'y ai vu et entendu tout ce qu'une adolescente est incapable d'y voir... Comme quoi les films grandissent et vivent avec nous.

2 mai 2012 à 11:37  
Blogger Wolli said...

Zut, le commentaire à bugué.
Je disais "cette quête de féminité qui n'est pas la mienne" résonne particulièrement en moi. Une fois de plus tu as su trouver les mots justes...
Et puis c'est bien le doute! (cf la chanson d'Anne Sylvestre "j'aime les gens qui doutent")
Bises

2 mai 2012 à 14:33  
Anonymous Riane said...

Au contraire (de la note précédente) je n'ai aucun problème avec ma féminité. je n'en revendique aucune et cela ne me gêne pas. J'ai plutôt un problème avec mon humanité.
C'est plutôt un extrait du billet non posté qui résonne en moi "je pleure l'air de rien. Mes poumons se creusent en silence" phrase qui va s'inscrire dans mon petit carnet, tant elle dit des pleurs que j'ai souvent eu.
J'ai vu Melancholia dernièrement. En lisant ce post j'ai dans l'idée que tu apprécie peut être ce film, ai-je tort?

2 mai 2012 à 14:50  
Blogger patoumi said...

La Lilloise: j'espère que ce printemps sera plus serein et lumineux pour vous. Je vous souhaite plein de bonnes surprises.

Sylvie: tu l'as dit, tu reviendras "chez Patoumi" hihi :)

Maya: parfois, on en choisit pas de changer d'analyste :) mais j'en suis contente...
C'est rigolo parce que j'avais quatorze ans aussi quand j'ai emprunté Hannah... à la médiathèque mais je n'avais pas pu le regarder, c'était une VHS en VF, l'horreur. Ce qui l'a déroutée, c'est que j'adorais la scène de la librairie, avec le recueil d'EE Cummings, mais là, j'étais trop déstabilisée par le personnage de M Caine pour l'apprécier comme avant!

Carnet de notes et menthe à l'eau: mais oui, je pensais en secret à la chanson d'Anne Sylvestre (reprise par V. Delerm, évidemment!)

Riane: oui, j'ai beaucoup aimé Melancholia. Pas tout mais quand même, j'avais plein d'images en tête après.
(ça me touche beaucoup de savoir qu'une phrase de ce blog puisse être recopiée dans un carnet. Merci)

2 mai 2012 à 23:27  
Anonymous Sanphi said...

Bonjour,
alors que vendredi dernier le val me happait vers un rdv dans un des centres hospitalier de Rennes je passais devant les affiches d'un tremplin musical....c'est pour ce soir, bonne chance à lui et courage à vous.

3 mai 2012 à 12:26  
Anonymous patoumi said...

Sanphi: merci beaucoup beaucoup!
(j'ai le coeur qui bat fort pour le tremplin)

3 mai 2012 à 18:33  
Blogger Wolli said...

Tiens je ne connais pas la reprise de V. Delerm!

5 mai 2012 à 15:21  
Anonymous Madeliaf said...

Bon courage pour ce grand changement, quel qu'il soit. Et pour tout le reste.
Le passage sur le dîner avec les trois filles m'a fendu le coeur...
J'ai longtemps été une éternelle adolescente gauche au visage sans fard et aux cheveux en bataille. Même si j'assumais ce parti pris de naturel (car c'en était un, entre ma mère séductrice hyper-fardée et mes amies qui me poussaient à me féminiser et se moquaient de mes réticences), je connais bien ce sentiment, futile mais tenace, d'être toute petite.
Je n'ai pas beaucoup changé, si ce n'est que j'utilise bien plus souvent le maquillage pour affronter mon malaise d'être regardée. C'est comme un petit bouclier secret sur une fragilité un peu vaine, contre le mépris des autres, et sous lequel on se persuade de pouvoir rougir sans que nul ne s'en aperçoive -ou presque. L'ironie c'est que parfois, avec certaines filles plus confiantes vis-à-vis de leur apparence, j'ai l'impression d'être jugée, tout comme ma mère l'était ;) (même si j'ai la main bien moins lourde qu'elle sur le rouge à lèvres!)
Mais bizarrement, dans tous les cas, je me sens relativement sereine avec ça. Ou du moins, confortable dans mes doutes...
Et tu sais quoi? Comme beaucoup de monde sans doute, j'ai toujours eu une préférence secrète pour les filles un peu maladroites, distantes par rapport aux codes de la féminité et de la séduction :)
Ne te laisse pas trop déstabiliser par l'existence. Si c'est une fiction, tu peux l'imaginer ou l'interpréter dans le sens qui te plaît.
Prend soin de toi!

6 mai 2012 à 18:33  
Blogger patoumi said...

Carnet de notes et menthe à l'eau: c'est une reprise avec Jeanne Cherhal et Albin de la Simone...

Madeliaf: le pire, c'est qu'il y a peut-être un réel refus de ma part de faire un effort parce que comme ça, je peux dire que je suis moche mais qu'il y a un potentiel hihi.
(évidemment, chacun peut s'apercevoir de la nécessité d'une psychanalyse)
En tout cas, merci pour les encouragements bienveillants. Ma mère, elle, ne se maquillait pas du tout et faisait même passer cela pour un genre de vice...

7 mai 2012 à 21:03  

Enregistrer un commentaire

<< Home