Le désir en désordre
En bordure de la forêt d'Odrupgaard, dans le jardin qui entoure le musée, nous avons fuit la terrasse parce qu'il a commencé doucement à pleuvoir. Heureusement, je portais des bottines insubmersibles, en cuir italien vieilli. Les quelques personnes déjà attablées s'empressaient de répartir sur des plateaux leurs assiettes et les grandes bouteilles de bière danoise pour se réfugier à l'intérieur du café. Là, il a feuilleté un livre de design pendant que j'allais passer la commande auprès de la serveuse en petit tablier blanc. Après deux journées à Copenhague, je commençais à décrypter sans trop de peine les menus des restaurants. Il n'y avait plus de harengs marinés mais de toute façon, il avait choisi les petits sandwiches grillés au jambon et au fromage fondu. J'avais envie de poisson fumé. J'ai pris la photographie en silence en revenant vers lui. La pluie avait cessé et le pain aux céréales sera délicieux.
Quinze jours plus tard, alors qu'il était sur scène pour un concert, je rentre à l'appartement silencieux et je contemple l'intérieur hiératique du réfrigérateur baigné de sa lumière blafarde. Vaguement perplexe et un peu triste devant quelques feuilles de salade fatiguées et avec pour unique perspective de dîner une petite pile de tartines beurre-confiture, je me dis qu'il sera bien temps de se préparer une assiette fumante de spaghetti à la tomate et aux sardines si vraiment les quelques cerises que j'avale au passage ne suffiraient pas à me nourrir.
Alors je vais lire, parce que cet hiver, après l'exposition Diane Arbus au Musée du Jeu de Paume, pendant que je m'étais endormie sur les canapés du grand hall faisant complète abstraction du va-et-vient des visiteurs endimanchés, pendant ce sommeil sans rêves, il faisait emballer en secret par la libraire du musée un livre d'Olivier Assayas qui s'appelle Présences, écrits sur le cinéma, livre que j'ai retrouvé, plus tard, sur mon oreiller.
Et ces temps derniers, pour des raisons mystérieuses, j'éprouve une sorte de frénésie insatiable à lire des trucs théoriques sur le cinéma. J'ai réalisé que j'avais passé plus de dix ans de ma vie à étudier la médecine, dix années rythmées, presque à mon insu car je ne voyais pas d'alternative, par les examens, les concours, les stages, une sorte de peur liée à la contrainte permanente et l'ennui souvent.
Or Olivier Assayas raconte entre autres, dans un chapitre qui m'a émue presque aux larmes, comment il devient rédacteur aux Cahiers du cinéma alors qu'il a juste un peu plus de vingt ans. Il raconte comment il s'est effondré en pleurs dans une chambre d'hôtel new-yorkais pendant le tournage de son premier film, Désordre, se comparant alors à l'adolescent d'Andreï Roublev, celui qui pour sauver sa vie fait croire qu'il détient le secret des fondeurs de cloches et se trouve ainsi contraint par son imposture à fondre une cloche qui se révèle finalement réussie, sonne miraculeusement, provoquant la fuite de l'adolescent qui s'écroule et pleure, terrorisé par son propre mensonge. Tout se mélange dans mon esprit. Le soir où G. m'a montré Andreï Roublev, sur le très vieux canapé noir de son appartement de l'époque, où je n'habitais pas encore et où nous dînions parfois de biscuits secs et de thé fumé. Tout se mélange. Le jour où j'ai écrit le chapitre de ma thèse sur L'eau froide, le film où Assayas déplie avec une grâce et une fureur que j'envie l'obstination folle de Virginie Ledoyen dont le désir adolescent est sans issue. Le fait que je ne pouvais pas m'empêcher d'écrire la moitié de ma thèse sur le cinéma comme un essai désespéré de rattraper et d'affirmer quelque chose que je ne pourrai jamais atteindre désormais. Tout se mélange. La voix de Ju. qui avait décidé de regarder tous les films à Palme d'Or et qui s'était heurté à l'hermétisme de L'arbre aux sabots. Le rire de G. quand il m'a dit que lui aussi avait entrepris la même chose mais que vraiment L'arbre aux sabots...! Le souvenir de Vincent Delerm qui raconte que tous ses copains de lycée avait écrit une lettre à Virginie Ledoyen après L'eau froide. Olivier Assayas qui dit que le cinéma permet de mettre en scène ce qu'on a vécu en lui donnant une autre vie, une autre issue, en évoquant cette fille dont il était amoureux à dix-sept ans, partie pour un homme qui en avait quarante. J'ai le vertige. Je ne cesse d'être préoccupée par le temps qui a passé. Je regarde des films, beaucoup, et je lis, je lis pour apprendre le cinéma, avec joie et angoisse parce que si je lis de la psychanalyse en espérant la pratiquer, jamais, jamais je ne filmerai.
En attendant, je fais des photos. Mon désir est infini.
Quinze jours plus tard, alors qu'il était sur scène pour un concert, je rentre à l'appartement silencieux et je contemple l'intérieur hiératique du réfrigérateur baigné de sa lumière blafarde. Vaguement perplexe et un peu triste devant quelques feuilles de salade fatiguées et avec pour unique perspective de dîner une petite pile de tartines beurre-confiture, je me dis qu'il sera bien temps de se préparer une assiette fumante de spaghetti à la tomate et aux sardines si vraiment les quelques cerises que j'avale au passage ne suffiraient pas à me nourrir.
Alors je vais lire, parce que cet hiver, après l'exposition Diane Arbus au Musée du Jeu de Paume, pendant que je m'étais endormie sur les canapés du grand hall faisant complète abstraction du va-et-vient des visiteurs endimanchés, pendant ce sommeil sans rêves, il faisait emballer en secret par la libraire du musée un livre d'Olivier Assayas qui s'appelle Présences, écrits sur le cinéma, livre que j'ai retrouvé, plus tard, sur mon oreiller.
Et ces temps derniers, pour des raisons mystérieuses, j'éprouve une sorte de frénésie insatiable à lire des trucs théoriques sur le cinéma. J'ai réalisé que j'avais passé plus de dix ans de ma vie à étudier la médecine, dix années rythmées, presque à mon insu car je ne voyais pas d'alternative, par les examens, les concours, les stages, une sorte de peur liée à la contrainte permanente et l'ennui souvent.
Or Olivier Assayas raconte entre autres, dans un chapitre qui m'a émue presque aux larmes, comment il devient rédacteur aux Cahiers du cinéma alors qu'il a juste un peu plus de vingt ans. Il raconte comment il s'est effondré en pleurs dans une chambre d'hôtel new-yorkais pendant le tournage de son premier film, Désordre, se comparant alors à l'adolescent d'Andreï Roublev, celui qui pour sauver sa vie fait croire qu'il détient le secret des fondeurs de cloches et se trouve ainsi contraint par son imposture à fondre une cloche qui se révèle finalement réussie, sonne miraculeusement, provoquant la fuite de l'adolescent qui s'écroule et pleure, terrorisé par son propre mensonge. Tout se mélange dans mon esprit. Le soir où G. m'a montré Andreï Roublev, sur le très vieux canapé noir de son appartement de l'époque, où je n'habitais pas encore et où nous dînions parfois de biscuits secs et de thé fumé. Tout se mélange. Le jour où j'ai écrit le chapitre de ma thèse sur L'eau froide, le film où Assayas déplie avec une grâce et une fureur que j'envie l'obstination folle de Virginie Ledoyen dont le désir adolescent est sans issue. Le fait que je ne pouvais pas m'empêcher d'écrire la moitié de ma thèse sur le cinéma comme un essai désespéré de rattraper et d'affirmer quelque chose que je ne pourrai jamais atteindre désormais. Tout se mélange. La voix de Ju. qui avait décidé de regarder tous les films à Palme d'Or et qui s'était heurté à l'hermétisme de L'arbre aux sabots. Le rire de G. quand il m'a dit que lui aussi avait entrepris la même chose mais que vraiment L'arbre aux sabots...! Le souvenir de Vincent Delerm qui raconte que tous ses copains de lycée avait écrit une lettre à Virginie Ledoyen après L'eau froide. Olivier Assayas qui dit que le cinéma permet de mettre en scène ce qu'on a vécu en lui donnant une autre vie, une autre issue, en évoquant cette fille dont il était amoureux à dix-sept ans, partie pour un homme qui en avait quarante. J'ai le vertige. Je ne cesse d'être préoccupée par le temps qui a passé. Je regarde des films, beaucoup, et je lis, je lis pour apprendre le cinéma, avec joie et angoisse parce que si je lis de la psychanalyse en espérant la pratiquer, jamais, jamais je ne filmerai.
En attendant, je fais des photos. Mon désir est infini.
Alors ce soir-là, je n'ai pas du tout préparé de spaghetti à la sauce tomate et aux sardines, j'ai remis des vêtements décents, j'ai enfilé des jolies chaussures, noué un foulard, et j'ai descendu la rue toute bleue de la nuit désormais tombée, vers le Tire-Bouchon. C'était plein à craquer mais le patron a dit à un couple en bout de comptoir Ça vous embête de faire une place pour une petite copine à nous qui vient dîner?
C'était très chouette d'être accueillie avec toute cette charmante attention, c'était très rassurant de discuter avec Marianne qui a veillé à ce que je ne manque de rien. Elle a dressé pour moi une belle assiette de pintade élevée par Paul Renault et savamment rôtie, servie avec plein de jus, des échalotes confites, des pommes de terre sautées et les sot-l'y-laisse secrètement dissimulés par Marianne. J'ai savouré la tarte à la rhubarbe du dessert en parlant de Francis Scott Fitzgerald avec mes voisins. C'était bien.
Quand j'ai retrouvé G., quelques heures et quelques épisodes de Fourchette et sac à dos plus tard (ahem), il était assez mort de jalousie mais hier soir, il était cette fois à côté de moi au comptoir du Tire-Bouchon. Marianne lui achetait un disque et elle a souri quand il a demandé avec les yeux brillants s'il pouvait avoir quelques pommes de terre sautées, juste comme ça, après s'être pourtant régalé de filets de rouget et de légumes tendres et multicolores. Au dessert, le serveur voulait absolument nous faire goûter leur nouvelle glace à la pistache. La vie avait le goût délicieux du revenez-y.
Quand j'ai retrouvé G., quelques heures et quelques épisodes de Fourchette et sac à dos plus tard (ahem), il était assez mort de jalousie mais hier soir, il était cette fois à côté de moi au comptoir du Tire-Bouchon. Marianne lui achetait un disque et elle a souri quand il a demandé avec les yeux brillants s'il pouvait avoir quelques pommes de terre sautées, juste comme ça, après s'être pourtant régalé de filets de rouget et de légumes tendres et multicolores. Au dessert, le serveur voulait absolument nous faire goûter leur nouvelle glace à la pistache. La vie avait le goût délicieux du revenez-y.
Libellés : cinéma, Copenhague, livres, Minolta, Olivier Assayas, Vincent Delerm
17 Comments:
Ce soir, W. est en concert en bord de mer, c'est chouette d'écrire. Je vais aller me préparer des oeufs brouillés, avec des asperges, de la truite fumée et de la mimolette vieille. Il reste aussi du pain au levain, quelques cerises et un chocolat au basilic et au citron.
J'aime tellement ce billet (encore) ça m'a donné des frissons en lisant "En attendant, je fais des photos".
Et en plus, il y a Dominique A. chez Laure Adler, waouh.
J'allais, plongé dans des rêveries de pommes de terre sautées.
Hier j'ai lu ton billet, c'était mon anniversaire et je l'ai pris comme un cadeau. Alors je t'écris ce matin, en me réveillant le seul jour où je peux faire une grasse mat oour te dire merci.
et du cinéma tu en feras certainement. tu pourrais l'étudier dans un deuxième temps
par contre tu n'aurais pas pu être médecin si tu n'avais pas étudié la médecine après le bac, tu n'aurais pas eu le courage de te lancer dans des études si longues :)
bonne journée patoumi
"Jamais je ne filmerai" est-ce triste ou libérateur ? Malgré le léger regret que l'on sent dans ta plume, ce choix semble t'affranchir et te lancer dans ta vie. C'est peut-être ça le désir en désordre.
J'aime particulièrement ton titre et ta photo. Tu y transmets une ambiance avec justesse, sans même qu'il n'y ait besoin de lire le texte.
Je ne sais pas s'il y avait quelque chose de plus juste pour ce samedi matin un peu pluvieux et tout calme après le pique-nique improvisé hier soir, que d'écouter Janis Joplin avec une tasse de café bleu ciel et de lire tes mots.
Bon weekend patoumi!
Je crois qu'il ne faut jamais dire jamais, si on m'avait dit que j'attaquerai en sept ma 1ère année de médecine, j'aurais bien ri....
Tu verras bien, selon ton désir justement, il est là aussi pour créer le désordre !
Merci pour ton beau billet et les très belles photos
Je crois sincèrement qu'on peut avoir plusieurs vies! Je vais bientôt commencer ma deuxième, non sans angoisses mais mes rêves le valent bien et je me dis même que dans quelques années j'en entamerai peut être une autre?! Alors le cinéma pour toi n'est certainement pas inaccessible! Et les photos sont très belles!
Du coup ce midi ce sera spaghetti tomate sardines!
Bonjour Patoumi,
Un seul mot me vient à l'esprit en finissant la lecture de ton billet : RESPECT ! Pourtant d'autres se bousculent... Il faudrait que j'ose t'écrire car ma fin de semaine a pris une étrange dimension patoumiesque... Bon dimanche !
Tu as écrit "l'obstination folle de Virginie Ledoyen dont le désir adolescent est une sans issue". Jamais un mot manquant ne m'a autant manqué. J'ai tenté de compléter la phrase, je suis revenue pour que le mot surgisse par surprise: échec total. Il faut vraiment que je sache, pourtant.
Ton article me touche d'autant plus que je suis actuellement en plein choix, parce que pour moi c'est maintenant que se choisit la médecine et le cinéma (avec leurs alter ego rianiens). Et j'ai peur; peur de manquer une chose formidable. peur de finir par me contenter de médiocre! ce que j'ai peur...
'Andreï Roublev', ça goûte mon enfance et mon adolescence, l'absence de télé, à la place, les films que mes parents avaient vus au ciné-club, 'Mon oncle' au cinéma...
Merci pour les photos! J'en ai encore plein à vous montrer!
Claire: (en rougissant) Merci! (bon, la prochaine fois, je mets un peu de farine de sarrasin dans la pâte brisée de ma tarte aux légumes et au chèvre :))
RW: non mais j'ai cru que c'était mon directeur de thèse qui me commentait! (c'est un spécialiste de RW)
Poppilita: j'espère que la journée d'hier était super happy!
Sarah-Lou: oui, c'est un peu libérateur! En plus, je suis du genre à me demander mille fois si c'est bien comme ça que je veux montrer quelqu'un descendre des escaliers par exemple... Merci pour les photos, je tiens plus que tout à cet argentique pourtant pas si ancien que ça...
BBC: bah, je pense que je ne ferai JAMAIS de film mais j'aime trop apprendre quand même des trucs sur le cinéma que je fais comme si un jour peut-être...
Ce qui est bien quand on commence plus tard des études de médecine, c'est qu'on subit probablement moins l'ambiance délétère liée à la compétition et à la hiérarchie parce qu'on est à même d'avoir du recul là-dessus alors que ça peut être vraiment blessant à vingt ans!
Marjane: spaghetti à la tomate + sardine= super déjeuner dominical (avec de la ciboulette dessus)
Riane: j'ai corrigé! Mais ce que tu dis est digne d'une séance chez l'analyste!
Toujours faire le choix le moins médiocre!
Marie: j'ai mis du temps à voir "du cinéma". J'y suis allée tard, ce n'était pas le truc de mes parents... C'est comme si vers 15-16 ans et encore maintenant, j'avais plein de films à rattraper...
Julie D.: oh oui, raconte un peu cette fin de semaine! :)
Ton blog est celui dont je guette l'apparation dans mon fil rss avec le plus d'impatience... et, quand elle se produit, celui dont je garde toujours la lecture pour la fin
Une certaine disproportion entre la quantité de choses à raconter et le temps imparti...
Poppycorn: merci+++++++!
Je ne sais pas ce que c'est, ce cap des 10 premieres annees d'une vie d'adulte. J'ai du mal a tourner la page, tout en ayant la furieuse envie d'aller voir ailleurs. Mon desir est lui aussi infini.
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