mardi 21 mai 2013

Remember lovers never lose


Le matin il se lève tôt, il écrit dans son journal, j'ose enfin reprendre l'écriture du mien et les lignes se bousculent sous ma plume pressée de retenir quelque chose de ce printemps si particulier. Je convoque tous les souvenirs possibles, je traque le moindre détail, le geste infime, la couleur d'un pull, le souvenir d'un goût, la preuve de la subsistance de mon désir. Je sais que j'ai déjà préparé deux fois des orecchiette à l'anguille fumée et au chèvre frais, une recette réconfortante et enlevée.
Pendant que vous mettrez les pâtes à cuire, vous mélangez délicatement mais intimement dans un petit saladier une ou deux tiges d'oignon nouveau très finement émincé, des lamelles d'anguille fumée, du chèvre émietté, un filet d'huile d'olive, un filet de sirop d'érable et le jus d'un demi-citron. Vous pouvez aussi ajouter un peu de ciboulette ciselée. Lorsque les pâtes sont prêtes, n'oubliez pas en les égouttant de recueillir l'eau de cuisson dans l'assiette de service, pour la préchauffer. Mélanger avec précaution les pâtes bien chaudes à la préparation du saladier, poivrez au moulin. Videz l'assiette de service de son eau, essuyez la bien et servez vos pâtes. Je trouve ça plutôt très bon. Vous me direz.


Je veux me rappeler qu'un soir il a envoyé un petit message qui disait Rendez-vous à 19h40 au restaurant tibétain! (c'est un garçon précis. Après, il y avait cinéma). Je suis arrivée essoufflée, il m'attendait à l'intérieur, nous avons commandé des beignets de légumes et des shabalebs farcis au boeuf, j'adore la pâte élastique et tendre de ces petites galettes que l'on trempe brûlantes dans une sauce sucrée et acidulée. Je réchauffais mes mains autour de la tasse de thé bleue quand il m'a tendu un paquet carré. C'était Microfilms, des entretiens infiniment précieux de Serge Daney avec Eric Rohmer, Jacques Demy ou Olivier Assayas, et dont le livret comporte justement un portrait noir et blanc, années 80. Il a la même coupe et la même moue qu'Antoine Doinel. J'écoute ces rencontres érudites et sensibles allongée sur le canapé de mon bureau, recouvert d'un édredon très épais. Les six cd durent sept heures et sept minutes. Je pourrais passer ma vie à écouter les gens parler d'eux-mêmes.

G. n'a pas d'idoles, il ne voit pas non plus l'intérêt d'élire un film préféré pour un metteur en scène donné. Par exemple, il aime beaucoup Bergman, mais il n'a pas du tout envie de désigner l'un de ses films comme étant son préféré, il trouve ça vain. Nous avons parlé de cela en rentrant d'un vide-grenier dominical, le trajet suivait les courbes venteuses de la Vilaine, il était presque midi et les pêcheurs avaient rangé leur attirail. Les fenêtres des maisons, au bord de l'eau, laissaient s'échapper des effluves de rôti, nous avions faim. S'il n'a pas d'idoles et encore moins de préféré, s'il s'agit de regarder avec moi de très près les bandes annonces des films sélectionnés à Cannes, G. partage volontiers mon enthousiasme, très proche d'une excitation toute enfantine, entre impatience, critiques et pronostics. Evidemment, l'examen minutieux que je ferai plus tard de la tenue de Sofia Coppola l'intéresse beaucoup moins.
Comme je lis que Philippe Garrel aime comment la fiction et la vie se confondent de façon admirable dans Husbands and wives, un film où Woody Allen filme sa séparation d'avec Mia Farrow, j'ai tout de suite envie de le voir, voire de le revoir parce que G. m'assure que nous l'avons déjà vu. Je n'en ai aucun souvenir. Je tire les rideaux, je glisse le dvd dans le lecteur. New York est tout gris, il n'arrête pas de pleuvoir, il fait froid, il y a du vent et des feuilles mortes partout. Il parait même qu'un ouragan se prépare. Comme d'habitude, les personnages sont professeur de littérature, futur écrivain ou rédacteur dans une revue d'art. Les appartements sont étouffants, les livres accumulés pendant les années de vie commune débordent des bibliothèques, les affiches encadrées occupent les espaces restant sur les murs crème. Tout le monde n'arrête pas de picoler. Les nourritures ont l'air figé, comme lors du déjeuner à Dean & Deluca, quand Judy Davis, avec son insupportable tresse, se fatigue à prouver qu'elle adore le célibat. Woody Allen, dans son manteau en tweed trop grand, filme la fin d'un amour et comment ses protagonistes ne peuvent rien y faire. On se sent très malheureux pour lui.
Je m'aperçois que je n'ai jamais lu L'attrape-coeur, c'est dimanche, je formule le voeu secret que je pourrais en trouver un exemplaire aux bouquinistes de la place Sainte-Anne. Nous enfilons nos manteaux d'hiver, nous partons vérifier. Sur la place déserte battue par le vent, il n' y a pas de bouquiniste, juste la présence ironique de deux nouveaux glaciers désoeuvrés. Nous décidons de faire un tour à l'épicerie turque mais il n'y a pas exactement l'objet de convoitise de G., des biscuits fourrés particuliers. De retour à la maison, je m'adonne avec volupté à mon addiction préférée du moment, la Nocciolata Rigoni di Asagio, une pâte à tartiner cacao-noisettes, souple, peu sucrée et délicatement parfumée. Repérée initialement grâce au petit écureuil rouge apposé sur le couvercle doré, elle est du meilleur effet en couche fine sur les crêpes du marché (vous pouvez m'envoyer un petit message si vous voulez savoir à quel crêpe-truck je me fourvoie chaque samedi), ma technique consistant ensuite à les rouler assez serrées puis à couper en deux et de biais le long cigare obtenu, qui se déguste alors exclusivement avec les doigts.
Je m'adapte aux conditions climatiques et je prépare une soupe aux lentilles corail, épicée et soyeuse. Je mets du gingembre partout.
Je lis la correspondance brûlante Hervé Guibert/Eugène Savitzkaya et découvre le coeur serré, au fil des pages, la disproportion des sentiments, ou du moins leur expression. HG écrit très souvent, parfois plusieurs jours de suite, parfois de longues lettres, il est un amoureux désastreux, il n'y peut rien, quand il se sent abandonné il peut dire des choses très violentes, puis se ravise, s'excuse. Il supplie, implore et embrasse beaucoup. ES est peu disert, il ne répond pas toujours, il ne vient pas quand on l'invite sur l'île d'Elbe, il se dit maladroit, il est infiniment touchant dans sa retenue. Les rares rencontres se soldent par une insatisfaction sourde, la solitude de chacun d'eux transpire chaque page, je lis tout d'une traite, épuisée, émue et triste.
J'écoute avec G. le merveilleux Catalogue d'oiseaux pour piano d'Olivier Messiaen.
Je vais boire des macchiato à Surprise Party en rentrant de la séance de psychanalyse.
Je lis Comment j'ai appris à lire d'Agnès Desarthe, je le lis presque sans discontinuer, je me sens envahie d'une jubilation enivrante, j'ai envie de l'offrir tout de suite à G., je ne veux pas tout lui raconter, je lui parle juste d'un passage qui m'a fait sourire infiniment. Agnès, petite fille, n'aimait pas du tout les personnages du Clan des Sept ou du Club des Cinq, elle les trouve ennuyeux de perfection. Elle préfère les Castors Juniors parce que Eux savent tout faire, mais ce sont des canards. Cette phrase déclenche mon hilarité immédiate, je ressens une proximité un peu absurde en la lisant. Je suis aussi complètement remuée par l'idée que quelqu'un ait pu penser qu'on pouvait lire en cachette de soi-même. L'arrivée d'Agnès en terminale A au lycée Henri IV et sa rencontre avec des élèves qui fréquentent assidûment la Recherche me rappelle la rentrée en hypokhâgne, quand j'ai découvert que des élèves à peine plus âgés que moi avait décidé de créer un club Julien Green (il venait de décéder cet été-là). Dans le même temps, je m'autorise à passer un long moment à lire au lit le matin au réveil (précisément les romans pour adolescents d'Agnès Desarthe car je voue un culte secret à son premier roman publié, Je ne t'aime pas, Paulus) et je me rappelle alors comment enfant, je dormais très mal, je me réveillais très tôt, j'allumais ma petite lampe de chevet rose et je lisais sous la couette, avec une voracité tranquille.
Un soir, nous sommes retournés au Tire-Bouchon, après plusieurs mois d'absence. En dressant notre table, D., le patron, a dit Je désespérais de vous voir! Vous étiez malades? Je dis Presque. Plus tard, Marianne apporte nos assiettes et demande Vous aviez des soucis de santé? Je lui raconte, je dis que mon père vient de sortir de l'hôpital après de longues péripéties. Elle pose une main sur mon épaule Alors maintenant on croise les doigts.

Microfilms, une série d'entretiens réalisés par Serge Daney, éditée par l'INA
Husbands and wives (1992) est un film réalisé par Woody Allen
La correpondance Hervé Guibert/Eugène Savitzkaya est publiée chez Gallimard
Comment j'ai appris à lire d'Agnès Desarthe est publié chez Stock
Je ne t'aime pas, Paulus et sa suite, Je ne t'aime toujours pas, Paulus sont publiés à l'Ecole des loisirs

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mardi 30 octobre 2012

Des baisers que le froid givrait (romance en quatre parties)


Chapitre 1
Cette histoire lui fut racontée pour la première fois jeudi soir, vers 21h30, à la terrasse du petit restaurant où nous attendions qu'une table se libère. Ma voix hésitante et sourde ne se laissait pourtant pas distraire par le Crozes-Hermitage soyeux qui réchauffait lentement les sangs glacés par le souffle de la nuit.
Je commençai à décrire la longue journée qui venait de s'achever, ce discours presque ininterrompu que j'écoute d'une oreille concentrée, fait de souffrances secrètes, d'amours déçues, d'espoirs fragiles, de tristesse énigmatique et ravageante. Toutes ces vies qui déplient leur intimité maladroite et murmurent les yeux baissés les blessures brûlantes. Je me sens parfois minuscule à les aider mais ne renonce évidemment jamais, animée par une énergie constante, une force vive qui se matérialise en quelques phrases bienveillantes et toujours très pensées. Mais c'est juste épuisant. Surtout quand les imprévus s'enchaînent et qu'il faut bientôt renoncer à la trêve du déjeuner, habituellement déjà très discrète (le mercredi un sandwich maison avec un pain pita acheté un peu plus tôt au marché matinal, le jeudi une pomme, une tasse de thé vert pas trop chaud pour pouvoir être bu rapidement, deux financiers à l'orange du marché d'à côté, le vendredi ça dépend. Parfois un vrai déjeuner avec G., à la maison, avec toutes les fantaisies que cela autorise, sinon un börek viande hachée et fromage à la gargote turque à deux pas, ou un grand smoothie plein de fruits et des biscuits au chocolat…) Ce jeudi-là, pas le temps d'aller chercher des financiers à l'orange, mais j'avais apporté du gâteau au soja et à la noix de coco, préparé par ma mère et ramené parmi des dizaines d'autres victuailles, dont un canard laqué, qui s'est tenu tranquille pendant notre voyage en train, après un dimanche familial comme j'en cède rarement à mes parents, car je nourris peu d'appétence pour ces retours qui m'angoissent maladivement là où la seule évocation de ma chambre d'adolescente laissée dans l'état me soulève le coeur (par exemple, les portraits de Rimbaud alignés au-dessus du bureau font que je ne peux plus le regarder dans les yeux). Malgré une faim furieuse, je déballai avec mille précautions le petit paquet préparé par mon père et, sous le dernier pli de papier argenté, découvris les petits carrés jaune tendre, doux et parfumés, visiblement découpés avec beaucoup de soin. La première bouchée déjà me ravit, c'était frais, sucré sans excès, très fondant, et les souvenirs apparurent comme un feu d'artifice retentissant: je me revis enfant mélangeant la préparation soja-coco à l'aide d'une cuillère en bois dans la casserole émaillée, je revis aussi les déjeuners chez mamie qui se clôturaient par ces mêmes gâteaux et un thé au jasmin pour lequel elle glissait dans la théière quelques fleurs de jasmin qu'elle prélevait sur le jasminier du salon, je revis alors les plats délicieux de l'enfance, les boulettes frites, croustillantes et élastiques à la fois, le riz au poulet, tout collant de bouillon au gingembre, les travers de porc laqués, les soupes au poisson, les fondues fumantes, ma gourmandise insatiable de petite fille. Ce gâteau maternel si délicieux puisait son réconfort dans le contraste provoqué par sa douceur sucrée et la violence de ma faim qui avait grandit au fil des heures dans la violence de ce qu'il m'arrive d'entendre de la bouche de ceux qui ont pris rendez-vous avec moi. C'était un peu comme d'être entourée des bras de ma mère, chose qui n'arrive jamais car nous sommes timides en la matière. J'ai alors ressenti la tendresse immense de mes parents, à travers ce gâteau qu'elle avait préparé, qu'il avait emballé et, alors même que je tiens régulièrement un discours amer et dur sur la famille et l'enfance, du moins les miennes, je fus saisie par cette émotion inédite, le fait qu'on puisse penser à ses parents sur un mode rassurant.
Et j'ajoutai, au moment où la serveuse vint nous dire que notre table préférée était prête, En plus aujourd'hui, j'ai reçu une lettre de ma psychanalyste.

Chapitre 2
Je n'avais pas pris le métro en direction de l'université depuis plusieurs années. A la recherche du bâtiment où je devais me rendre (l'amphi L3), je me souvins que je fuyais souvent les cours de médecine au profit de cafés tièdes sur des tables poisseuses avec mon amie Gé. qui avait le bon goût d'étudier les lettres modernes (maintenant elle travaille dans le cinéma, ah!).
Dans l'amphithéâtre qui se remplissait avec autant de bavardages inaudibles, j'ai eu un petit frisson d'appréhension en voyant mon nom inscrit sur un carton replié posé sur la grande table de l'estrade. C'est assez étrange, après toutes ces années passées à écouter des centaines de cours rarement passionnants, de se retrouver un beau matin à la place de celui qui enseigne; la question de l'imposture avait déjà été soulevée au moment où j'acceptais avec enthousiasme et appréhension la tâche qu'on me proposait gentiment puis je l'ai refoulée parce que je crois que j'aime bien être sur scène en réalité.
Installée derrière un micro, avec la petite bouteille d'eau et le verre en plastique de rigueur, pendant qu'un universitaire très diplômé introduisait la matinée, je regardais les étudiants s'installer sur les chaises à battants. Rien n'avait vraiment changé. Il y avait toujours les besaces US personnalisées, les gobelets de café posés avec précaution à côté des notes, les garçons sérieux pull col V et cartable de terminale patiné, les garçons moins sérieux (en apparence…) qui sortent une feuille de papier et un stylo bille de la poche de leur manteau, les filles qui se recoiffent ou qui remettent un trait de rouge et celles qui notent tout, absolument tout, de ce qu'elles peuvent entendre. En réalité, dans ma robe à fleurs et ma veste anglaise, j'avais l'impression que peu de choses nous séparait finalement, que je n'avais pas tout à fait quitté leur monde et j'ai vraiment eu une sensation très étrange de soudaine responsabilité quand on m'a dit que c'était à moi de prendre la parole. J'ai pris une grande inspiration intérieure.
A la fin de la conférence, en ressortant sur le campus mouillé par une pluie d'automne tenace, j'aurais voulu aller prendre un café tiède avec Gé., l'écouter me raconter ses dernières amours, je revoyais son étui à cigarettes un peu chic, ses pantalons façon Annie Hall et son grand manteau, mais il n'y avait autour de moi que des silhouettes inconnues qui marchaient d'un pas pressé. Tous ces visages lisses et anonymes m'ont laissé le goût des années définitivement perdues.
J'avais déjà ressenti une émotion du même ordre quelques jours plus tôt à l'avant-première du prochain film très recommandable d'Olivier Assayas, Après-mai. Au début des années 70, Gilles, le double assumé d'Assayas, partage ses dix-sept ans entre manifestations lycéennes haletantes et risquées, peinture, poésie, séances de cinéma engagé, voyage-apprentissage en Italie et deux jeunes filles, Carole et Christine, avec qui il vit des histoires impossibles. Un après-midi estival, Carole le devance sur un chemin de sous-bois alors qu'il s'apprête à la retrouver à la gare en mobylette et sa silhouette me fascine. Elle porte une robe blanche très longue, avec un petit col qui remonte haut, plusieurs sautoirs et des spartiates en cuir brun mais Gilles apprendra qu'il ne s'agissait pas d'une robe de mariée. Christine a toujours le regard triste malgré sa détermination, son engagement est total mais pas lorsqu'il concerne le garçon qui essaie de l'aimer. Au-delà de l'aspect historique et politique du film, je suis surtout terriblement émue par la trajectoire de Gilles qui s'effectue au plus près de son désir de cinéma en empruntant des voies d'abord détournées. Son rapport à l'art, l'idée répétitive que le cinéma permet de revivre certains moments de la vie en leur attribuant un autre devenir (Carole qui apparaît plein cadre et tend la main à Gilles lors d'une projection) est une idée qui m'est chère et familière. Après le film, timidement, j'ai dit quelques mots à Olivier Assayas mais forcément, c'était un peu décevant parce que c'est définitivement compliqué de dire à quelqu'un qui ne vous connait pas Vous avez un peu changé ma vie quand même.

Chapitre 3
Concert de Neil Hannon à l'Ecole d'Architecture de Nantes. Il y a une fille avec une coupe à la Louise Brooks qui porte une robe en drap de laine vert sapin, un pull en jacquard et d'incroyables petites bottines vintage fourrées à lacets. Il y a un type immense avec une marinière, une veste en velours, des Converse (basses) et un tote bag Tindersticks (on me dit que c'est un journaliste de Magic). Toujours est-il qu'à l'ouverture des portes, je peux vous dire que tout savoir-vivre disparaît quand il s'agit d'avoir une place décente, aussi vintage soient les souliers que l'on a aux pieds. Neil Hannon, lui, dévale l'escalier de la salle en cravate, veste bordeaux sur chemise blanche et chaussures à semelle de crêpe. Il s'excuse d'être malade et installe très vite une proximité décontractée avec le public, un charme définitif émane de lui et tient à rien, c'est une posture, une phrase bien sentie, un sourire distancié. Même si l'ambiance n'est pas aussi survoltée qu'à la salle Pleyel (le sol ne tremble pas pendant Tonight we fly), le voir jouer sur l'immense Steinway me plonge dans une sensation d'ivresse ouatée très agréable. Après le concert, dans un café plein à craquer, un serveur infatigable et souriant apporte de délicieuses tartines au brocciu et pesto de roquette. Nous rentrons au milieu de la nuit sous une pluie battante et dans le brouillard.
Le lendemain, nouveau concert de Neil Hannon dans un lieu tenu secret. Nous disposons juste d'une adresse peu précise dans un quartier discrètement reculé. Au détour d'un bâtiment gris mis à vendre, une jeune fille bottes en caoutchouc et parapluie de rigueur, guette les arrivées hésitantes. Il faut tourner à droite et monter le petit escalier nous dit-elle à voix basse. Attention à ne pas glisser. De nombreuses flaques brillent un peu sur le chemin malaisé. En haut de l'escalier, comité d'accueil plutôt froid sous la véranda en teck. On croise des filles avec des nattes qui font le tour de leur tête et des garçons en petit blouson. La salle de concert est microscopique, juste quelques rangées de bancs d'écolier face à la scène minimaliste. Expérience très étrange. Quelques visages aperçus la veille se retournent aussi. Neil Hannon déboule à toute allure, pantalon souple et pull tout simple, l'air ravi. Avant chaque chanson, un spectateur contingent est poliment invité à glisser la main dans un chapeau tendu par Neil Hannon qui découvre donc, quasiment en même temps que le public le morceau suivant puisque le chapeau renferme des petits papiers portant chacun un numéro se référant à la liste de chansons posée sur le piano. C'est assez magique et excitant d'assister à un concert unique dans ses enchaînements et de surprendre Hannon lui-même très légèrement surpris à chaque fois par le suspense de la chanson suivante. Une proximité et une connivence s'installent très vite, surtout quand il s'approche vraiment de vous avec le chapeau… et le tend vers votre amoureux! Après le concert, dont je dérobe l'affiche en douce, dans un restaurant embourgeoisé mais au service diligent et courtois bien que l'heure fût tardive pour les dîners bourgeois, le Paris-Brest maison tient toutes ses promesses car le chou est tendre et bien frais, tandis que la crème se fait légère et intense en praliné.

Chapitre 4
Un weekend parisien très studieux s'annonçait puisqu'il serait question de psychanalyse lacanienne pendant deux jours. Malgré les aspérités théoriques qu'elles induisent parfois, j'ai toujours aimé écouter ces conférences érudites qui éclairent de façon souvent inattendue la clinique quotidienne. J'aime aussi entendre les récits de cure et ce qu'ils révèlent en creux avec beaucoup d'élégance et de pudeur à la fois, de celui ou celle qui la mène. J'aime ainsi m'asseoir et me laisser porter par ces discours qui au détour d'un concept savant viennent toucher quelque chose de sensible et personnel, c'est sérieux et jubilatoire en même temps. Le seul inconvénient, c'est le lieu où ces rencontres se tiennent, un bâtiment triste dans un quartier périphérique de Paris et d'où l'on ne sort pas de la journée, guettant des coins de ciel par les baies vitrées entre deux interventions. Mais pour nous récompenser de notre sérieux, le samedi soir, j'avais prévu de l'inviter à Spring, répondant à un désir très ancien étrangement lié à mon affection pour le nom du lieu, qui pour moi claquait comme une promesse.
Dès l'arrivée, les détails nous touchent: la discrétion de l'enseigne, le fait de sonner pour entrer, le sourire des serveurs, la lumière très douce autour des tables et la langue anglaise qui flotte dans l'air. Un groupe de dames à l'accent charmant finissent de dîner et pépient au-dessus de leurs tasses d'infusion en attendant un taxi, nos voisins sourient. Le menu, unique et non dévoilé à l'avance, est une suite ininterrompue de petits ravissements. Les textures, les couleurs et les parfums dessinent une cartographie du goût singulière et précise. Les huîtres se servent panées, avec un beurre très herbacé, ou crues avec du thon rouge de Saint Jean de Luz, fondant et velouté, aux côtés d'une vinaigrette de tomates très fraîche. Le rouget est nacré au milieu du pesto complexe et des olives de Kalamata, le pigeon est parfaitement rosé, son jus sombre fréquente le parfum capiteux des cèpes et le croquant acidulé des grains de grenade. Tout est assez épatant. Depuis ma place, j'aperçois la jeune femme qui s'occupe des desserts déposer avec délicatesse de très fines tranches de pomme verte sur la crème qui recouvre les carrés de gâteau aux noix, comme autant d'ailes de papillon. Mais mon dessert préféré fut cette glace au chocolat très intense qui surplombait un granité au café et des éclats de biscuits très parfumés. Ou alors cette mûre confite, seule et tentatrice, servie avec un étonnant beurre de miel. J'ai trouvé que c'était un endroit réjouissant et empli de tendresse. Après le dîner, nous sommes rentrés à pieds jusqu'à l'hôtel face au petit parc, j'aime emprunter les ponts qui enjambent la Seine la nuit.
Les conférences du lendemain matin me donnent l'impression de m'être secrètement adressées parce qu'il est question du fantasme d'un enfant à secourir, de la position de bonne élève, de la volonté d'être une fille classique. Ça alors. L'effet est tellement intense que lorsque G. me propose de sécher la fin d'après-midi pour traîner un peu au bord du canal, je dis oui tant j'en ai pris plein les oreilles et le coeur. De thé bien chaud en essayage de veste, de livres de photos en vagabondage de rue en rue, on est juste bien. Avant de reprendre le train de 22h08, je lui révèle ma botte secrète, un dîner comme dans les films d'Ozu, dans la jolie salle aux poutres sombres de Lengué. Les tempura de gambas sont épatants, les boulettes de poulet addictives, l'aubergine au miso ultra-fondante et les gyoza aux légumes bien replets et parfumés achèvent de nous convaincre. Le rythme des petites portions à commander au fur et à mesure du désir va bien avec le week end qui s'achève dans les douces vapeurs du saké. Chacun son sac à l'épaule, nous partons vers la gare bruissante des départs tardifs et dans le train ronronnant, je m'endors sur sa veste.

Après-mai, le film indispensable d'Olivier Assayas sort le 14 novembre.
Promenade est mon album préféré de Divine Comedy, surtout pour Tonight we fly et When the lights go out all over Europe.
Spring est au 6 rue Bailleul à Paris.
Lengué se cache au 31 rue de la Parcheminerie à Paris aussi.

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vendredi 22 juin 2012

Le désir en désordre

En bordure de la forêt d'Odrupgaard, dans le jardin qui entoure le musée, nous avons fuit la terrasse parce qu'il a commencé doucement à pleuvoir. Heureusement, je portais des bottines insubmersibles, en cuir italien vieilli. Les quelques personnes déjà attablées s'empressaient de répartir sur des plateaux leurs assiettes et les grandes bouteilles de bière danoise pour se réfugier à l'intérieur du café. Là, il a feuilleté un livre de design pendant que j'allais passer la commande auprès de la serveuse en petit tablier blanc. Après deux journées à Copenhague, je commençais à décrypter sans trop de peine les menus des restaurants. Il n'y avait plus de harengs marinés mais de toute façon, il avait choisi les petits sandwiches grillés au jambon et au fromage fondu. J'avais envie de poisson fumé. J'ai pris la photographie en silence en revenant vers lui. La pluie avait cessé et le pain aux céréales sera délicieux.
Quinze jours plus tard, alors qu'il était sur scène pour un concert, je rentre à l'appartement silencieux et je contemple l'intérieur hiératique du réfrigérateur baigné de sa lumière blafarde. Vaguement perplexe et un peu triste devant quelques feuilles de salade fatiguées et avec pour unique perspective de dîner une petite pile de tartines beurre-confiture, je me dis qu'il sera bien temps de se préparer une assiette fumante de spaghetti à la tomate et aux sardines si vraiment les quelques cerises que j'avale au passage ne suffiraient pas à me nourrir.
Alors je vais lire, parce que cet hiver, après l'exposition Diane Arbus au Musée du Jeu de Paume, pendant que je m'étais endormie sur les canapés du grand hall faisant complète abstraction du va-et-vient des visiteurs endimanchés, pendant ce sommeil sans rêves, il faisait emballer en secret par la libraire du musée un livre d'Olivier Assayas qui s'appelle Présences, écrits sur le cinéma, livre que j'ai retrouvé, plus tard, sur mon oreiller.
Et ces temps derniers, pour des raisons mystérieuses, j'éprouve une sorte de frénésie insatiable à lire des trucs théoriques sur le cinéma. J'ai réalisé que j'avais passé plus de dix ans de ma vie à étudier la médecine, dix années rythmées, presque à mon insu car je ne voyais pas d'alternative, par les examens, les concours, les stages, une sorte de peur liée à la contrainte permanente et l'ennui souvent. 
Or Olivier Assayas raconte entre autres, dans un chapitre qui m'a émue presque aux larmes, comment il devient rédacteur aux Cahiers du cinéma alors qu'il a juste un peu plus de vingt ans. Il raconte comment il s'est effondré en pleurs dans une chambre d'hôtel new-yorkais pendant le tournage de son premier film, Désordre, se comparant alors à l'adolescent d'Andreï Roublev, celui qui pour sauver sa vie fait croire qu'il détient le secret des fondeurs de cloches et se trouve ainsi contraint par son imposture à fondre une cloche qui se révèle finalement réussie, sonne miraculeusement, provoquant la fuite de l'adolescent qui s'écroule et pleure, terrorisé par son propre mensonge. Tout se mélange dans mon esprit. Le soir où G. m'a montré Andreï Roublev, sur le très vieux canapé noir de son appartement de l'époque, où je n'habitais pas encore et où nous dînions parfois de biscuits secs et de thé fumé. Tout se mélange. Le jour où j'ai écrit le chapitre de ma thèse sur L'eau froide, le film où Assayas déplie avec une grâce et une fureur que j'envie l'obstination folle de Virginie Ledoyen dont le désir adolescent est sans issue. Le fait que je ne pouvais pas m'empêcher d'écrire la moitié de ma thèse sur le cinéma comme un essai désespéré de rattraper et d'affirmer quelque chose que je ne pourrai jamais atteindre désormais. Tout se mélange. La voix de Ju. qui avait décidé de regarder tous les films à Palme d'Or et qui s'était heurté à l'hermétisme de L'arbre aux sabots. Le rire de G. quand il m'a dit que lui aussi avait entrepris la même chose mais que vraiment L'arbre aux sabots...! Le souvenir de Vincent Delerm qui raconte que tous ses copains de lycée avait écrit une lettre à Virginie Ledoyen après L'eau froide. Olivier Assayas qui dit que le cinéma permet de mettre en scène ce qu'on a vécu en lui donnant une autre vie, une autre issue, en évoquant cette fille dont il était amoureux à dix-sept ans, partie pour un homme qui en avait quarante. J'ai le vertige. Je ne cesse d'être préoccupée par le temps qui a passé. Je regarde des films, beaucoup, et je lis, je lis pour apprendre le cinéma, avec joie et angoisse parce que si je lis de la psychanalyse en espérant la pratiquer, jamais, jamais je ne filmerai. 
En attendant, je fais des photos. Mon désir est infini.


Alors ce soir-là, je n'ai pas du tout préparé de spaghetti à la sauce tomate et aux sardines, j'ai remis des vêtements décents, j'ai enfilé des jolies chaussures, noué un foulard, et j'ai descendu la rue toute bleue de la nuit désormais tombée, vers le Tire-Bouchon. C'était plein à craquer mais le patron a dit à un couple en bout de comptoir Ça vous embête de faire une place pour une petite copine à nous qui vient dîner?
C'était très chouette d'être accueillie avec toute cette charmante attention, c'était très rassurant de discuter avec Marianne qui a veillé à ce que je ne manque de rien. Elle a dressé pour moi une belle assiette de pintade élevée par Paul Renault et savamment rôtie, servie avec plein de jus, des échalotes confites, des pommes de terre sautées et les sot-l'y-laisse secrètement dissimulés par Marianne. J'ai savouré la tarte à la rhubarbe du dessert en parlant de Francis Scott Fitzgerald avec mes voisins. C'était bien.
Quand j'ai retrouvé G., quelques heures et quelques épisodes de Fourchette et sac à dos plus tard (ahem), il était assez mort de jalousie mais hier soir, il était cette fois à côté de moi au comptoir du Tire-Bouchon. Marianne lui achetait un disque et elle a souri quand il a demandé avec les yeux brillants s'il pouvait avoir quelques pommes de terre sautées, juste comme ça, après s'être pourtant régalé de filets de rouget et de légumes tendres et multicolores. Au dessert, le serveur voulait absolument nous faire goûter leur nouvelle glace à la pistache. La vie avait le goût délicieux du revenez-y.

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lundi 12 décembre 2011

J'ai pensé que peut-être ça te plairait

(C'était un dimanche entièrement consacré à finir un roman* et à préparer des petits biscuits** avec toutes les lampes allumées dès cinq heures et dehors, les guirlandes lumineuses de fenêtre en fenêtre)

Quelques idées improvisées de petits cadeaux
Obsessive consumption de Kate Bingaman-Burt
Sorti il y a longtemps, dévolu à une lecture itérative, suivez jour après jour les achats de Kate en couleurs primaires. Treize lampions en papier, une paire de chaussures de mariage couleur jaune et violet, des tulipes pour mamie, du poulet frit, trois fouets à pâtisserie ou les falafels du vendredi, Kate dessine tout ce qu'elle achète et c'est chouette.

Leçon de photographie de Stephen Shore
S. Shore photographie des pancakes à côté d'un verre de lait froid, des parkings de supermarché, des motels désaffectés du Texas, il explique dans ce livre les différents niveaux de la photographie (physique, représentatif, mental), montre un choix de photos assorties et dit ceci à propos du moment où il appuie sur le déclencheur C'est l'interaction complexe, continue et spontanée de l'observation, de la compréhension, de l'imagination et de l'intention.

Fat de Jennifer Mac Lagan
Un super livre assez fascinant sur le gras! Celui du beurre, du cochon, du boeuf, de l'agneau, des volailles. Ses origines, ses utilisations, des anecdotes historiques et des recettes: la poitrine de porc rôtie au miso et à l'orange que je vais bientôt essayer, le BLT parfait avec une mayonnaise secrète, un risotto à la moelle ou des saint-jacques pochées au beurre, que des plats subversifs!

Une adolescence dans l'après-Mai d'Olivier Assayas
Un texte court, dédié à Alice Debord et Mia Hansen-Love, écrit après des vacances indiennes passées avec elle (MHL), suite à un retour de plage à Goa et dont il dit ceci J'étais le spectateur intrigué d'une tranquillité inhabituelle qui se manifestait en moi. Et je me rappelle avoir pensé qu'elle ne pourrait être qu'infiniment fugitive. Ce livre raconte comment le très jeune Olivier Assayas est devenu cinéaste et je suis assez ravie de l'avoir cité dans ma thèse! C'est un beau cadeau, surtout s'il est accompagné de l'intégrale DVD...

La cuisinière du cuisinier d'Alain Ducasse et de Frédérick e. Grasser-Hermé
Elle ne le sait pas mais depuis longtemps Fegh m'émeut. Il y a ses monomanies chromatiques aux Editions de l'Epure et son dément gâteau au chocolat à la mayonnaise, il y a son érudition malicieuse et gourmande qui me parait infinie. Je l'imagine courir tout Paris pour dénicher LE jambon à l'os parfait. Son exigence est toujours un peu ironique, j'aime bien.
Nous avons cependant peu de points communs si ce n'est qu'il m'est apparu encore davantage en lisant ce livre (une mine, vraiment) que nous aimons pas mal de choses identiques: les burgers, les hot-dogs chics et les tuna sandwiches mais aussi les tomates farcies (qu'elle cuit dans le fournil chez Poilâne), la blanquette et les pâtes à la daube (à la queue de veau). Il y a aussi des recettes mystérieuses: l'oeuf au gras, le risotto aux salicornes d'Inaki Aizpitarte ou la cocotte du Club du gras (encore, désolée).

Recettes des trois soeurs pour jeunes fauchés gourmands d'Evelyne, Delphine et Annie Mach
Au début du livre, la photo des trois tabliers accrochés à la patère sur fond de mur rouge vif constitue une excellente introduction à l'univers des trois soeurs qui aiment manger sans que ce ne soit jamais trop compliqué! Je ne sais pas si ce sont nos origines asiatiques communes mais je me reconnais assez régulièrement dans leur propos (évidemment, la série d'Aki intitulée Mes parents les Yamada me parle particulièrement...)
A la maison, pas de burgers sans leur flash potatoes un peu épicées et j'ai déjà éprouvé leur soupe rustique des malades. En plus, elles donnent leur recette familiale de raviolis pékinois! Les dessins sont toujours aussi adorables...

D'autres listes de cadeaux, plus anciennes mais pourquoi pas, et aussi quelques idées snobs...

*Les revenants de Laura Kasischke chez Bourgois
**la nouveauté cette année, les sablés de Clotilde, une recette précieuse qu'elle tient de Christine, la maman de Laurence, l'une des plus anciennes amies de Clotilde.
Une recette très simple pour laquelle la qualité des ingrédients est primordiale et qui donne des biscuits délicats au parfum subtil et addictif!

Les sablés de Noël de Clotilde
-210g de farine
-140g de sucre blond de canne
-125g de beurre mou
-1 oeuf
-1/4cc de cannelle
-les graines d'une gousse de vanille fendue et grattée
-1/4 cc de sel fin

Mélanger la farine, le sucre, le sel, la cannelle et la vanille.
Ajouter l'oeuf, bien mélanger.
Incorporer le beurre coupé en petites parcelles progressivement jusqu'à obtenir une pâte bien homogène.
Diviser la pâte en deux, façonner un disque un peu épais, l'emballer dans du papier film et la laisser reposer au frais au moins 8 heures.
Au terme de ce repos, sur une surface bien farinée et avec un rouleau également fariné, étaler la pâte finement, sur 2 à 3mm d'épaisseur.
Découper les biscuits à l'aide d'emporte-pièces et les placer au fur et à mesure sur une plaque à four froide protégée de papier sulfurisé.
Faire cuire 12 à 15 minutes dans un four préchauffé à 160°.

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