lundi 15 décembre 2014

L'avenir du passé

//New York, mais la première fois//

J'espère que Nanni Moretti me pardonnera parce qu'au réveil, je délaisse désormais le grand verre d'eau fraîche qu'il recommande dans Caro Diaro et préfère laisser infuser deux rondelles de gingembre dans un petit verre d'eau chaude. Après cette ablution rituelle, il y a les matins chocolat-tartines et les matins thé-granola et dans la nuit qui n'en finit pas, j'observe les silhouettes lointaines des voisins se déplacer dans leur cuisine jaune ou bleue, avec quelque chose qui pourrait ressembler à une tasse entre les mains.
Au travail, je pense dix fois par jour que j'aimerais photographier certains détails des personnes qui me font face (un col de chemise ravissant sur un pull en grosse maille, des tennis très joliment patinées, une paire de chaussettes chinées sous un pantalon roulotté, un duffle-coat entièrement doublé de Liberty, des yeux maquillés comme je ne saurais jamais faire, etc) mais évidemment, il est complètement vain d'y penser. Parfois aussi, j'ai envie de rire aux éclats, quand j'entends pas exemple "Je vous ai citée dans une dissertation... et j'ai eu quinze !"
Chez l'analyste, je raconte mes rêves. La fois où je n'arrive plus à attacher mes lacets parce qu'ils sont trop courts. Celle où je n'arrive pas à avancer parce que mes chaussures pèsent trop lourd. Quand je me retrouve face à deux chemins et que je prends sciemment celui qui sera le plus malaisé. Ah. C'est quand même un truc de malade d'aller deux fois par semaine parler de choses humiliantes, déconcertantes et troublantes à quelqu'un qui ne dit quasiment rien (et qui fait un bruit très pénible avec ses ongles) et que l'on paie suffisamment pour que ça nous coûte... Le pire étant que j'aime beaucoup ça, hum.
Il y a même eu un week end parisien entièrement occupé par la psychanalyse. Et le dimanche matin, en guest-star très attendu (en tout cas par moi, un peu moins par G., mais il a changé d'avis ensuite), Christophe Honoré, vraiment très touchant de timidité et de retenue devant le parterre de psychanalystes qui lui fait face. Je souris quand il dit qu'adolescent, il regardait sa mère en se demandant pourquoi elle n'avait rien à voir avec Catherine Deneuve (mais plus tard, quand il rencontrera Chiara Mastroianni, il s'apercevra que ce n'est pas si simple d'avoir une mère qui s'appelle Catherine Deneuve). La scène que je préfère, de tous les films de Christophe Honoré, est le moment où Paul, le héros déprimé de Dans Paris, retrouve et écoute le vinyle de Cambodia de Kim Wilde. Avec son écriture d'enfant, il avait inscrit son nom sur la pochette, et dans cette image, il y a tout le temps passé depuis, ce qu'on a été et qu'on ne sera plus jamais, ce qu'on a perdu et qu'on ne retrouvera plus jamais, et les larmes me montent aux yeux.
Pour laisser au passé une chance d'avoir un avenir*, je lui consacre des listes, comme par exemple :

Une liste (non exhaustive) de souvenirs new-yorkais
- les petits-déjeuners à Bakeri, installés à ma place favorite, autour de la grande table en bois avec vue sur le comptoir devant lequel défilent les filles à cheveux longs, pull souple et manteau subtil (épaules tombantes et manches trois-quarts, couleur crème fraîche ou pain d'épices) mais surtout sur la cuisine et le plan de travail où une fille brune avec un bandana dans les cheveux pétrit et façonne du pain au rythme de tubes années 80 (filles face b s'abstenir !). Quelques instants plus tard, la façon dont elle démoulera les petites brioches dorées et replètes tout juste sorties du four dans des effluves de beurre, de sucre et de levain mélangées, rendra absolument indispensable le fait d'en goûter une.
- après une longue matinée au Moma, loin de la foule, du bruit, de l'étourdissement urbain, j'ai béni la petite retraite scandinave au Café Suédois local. Il faut sonner pour entrer, puis faire quelques pas dans le vestibule avant de pénétrer dans la bibliothèque. Les livres s'alignent du sol au plafond, et dans la salle éclairée par des suspensions années 50, la seule vue des tables en bois, des fauteuils recouverts de tissu gros grain gris, des deux day-beds aux lignes douces où une jeune femme s'était laissée aller à la sieste entre des coussins fleuris m'euphorise absolument. C'est tellement tranquille et silencieux qu'on ose à peine chuchoter pour demander un thé, un café et s'il est possible de grignoter quelque chose. Nos brioches à la cannelle sont particulièrement réputées et il y a aussi des petits sandwiches dans le réfrigérateur, je vous laisse regarder. Evidemment, je ne me suis pas contentée de regarder ! Nous avons arrangé nos tartines (harengs, oeuf et concombre, jambon, fromage et concombre), une brioche à la cannelle, le thé au lait et le café sur des plateaux immaculés et nous sommes restés un certain temps qui ne fut pas principalement occupé à la dégustation bien qu'elle fût délicieuse, mais surtout à la discussion (G., grâce à Bergman, a quelques rudiments suédois, et j'adore l'écouter s'amuser de cela) et à la rêvasserie, un contraste réjouissant avec le frénésie parfois un peu assommante de Manhattan.
- depuis le parc, l'indice qui confirme que nous sommes sur le bon chemin pour nous rendre à Levain Bakery, ce sont les gens croisés avec un sac en papier blanc entre les mains qu'ils reniflent avec appétit. La minuscule échoppe se cache entre les façades tellement chics de l'Upper West Side mais la file d'attente impatiente et ultra-gourmande qui piétine devant indique depuis le bout de la rue que nous sommes arrivés à destination. Le parfum de biscuit tiède dessine un nuage imaginaire au-dessus de l'entrée. Les deux jeunes filles qui nous précèdent expriment très simplement leur exaltation Ce soir on est huit alors pas de question de prendre moins de huit cookies, même s'ils sont gros. Parce que j'en veux un pour moi toute seule et ne laisserai personne s'approcher du mien. Quand ce fut notre tour, nous écartons l'éventualité d'un peanut butter cookie et jetons notre dévolu sur un raisin oatmeal et le démoniaque dark chocolate-chocolate chip. Un peu plus tard, sur un banc caché de Central Park, en observant les canots qui avançaient lentement sur le lac, c'était vraiment chouette de grignoter nos cookies avec le doux soleil d'automne dans le cou.
- déambuler avec G. dans les salles grandioses de la Frick Collection, discuter d'un regard, et trouver souvent que certains portraits ressemblent à des visages familiers, des siècles plus tard. Rester jusqu'à la fermeture du musée, et décider, sans trop réfléchir, d'aller se réchauffer devant un bol de ramen au Momofuku Noodle Bar. En attendant qu'une place se libère, siroter une organic ginger ale passée inaperçue et qui fait tout à coup envie à tout le monde, puis se retrouver face à un bol fumant de ramen. Le bouillon au goût complexe et dense, les nouilles qui s'aspirent, la poitrine de cochon ultra-fondante et surtout l'oeuf poché, doux et voluptueux... c'est comme version très améliorée de mon goûter préféré de petite fille.
- dans les films de Woody Allen, les couples d'amis se retrouvent le samedi soir dans un restaurant minuscule, à peine éclairé, avec beaucoup de bruit et de verres de vin, et la même conversation qu'il y a deux mois**. J'ai pensé aux films de Woody Allen le soir du dîner à la Vinegar Hill House. Assise au comptoir devant la liste des cocktails, je regardais défiler les corn breads fumants recouverts de miel et de beurre fondu et les cuisiniers secouer d'un geste sec les poêlons où se pâmaient quelques champignons. Le barman quant à lui découpait des zestes de pamplemousse et s'en servait pour frotter le rebord des verres. Plus tard, sur la table en bois brut, nous avons d'abord partagé une assiette de pappardelle maison, poêlées dans un jus au parfum de sous-bois, il y avait aussi du kale et de très fines tranches de canard. Le genre de plat dont vous auriez désespérément envie de vous resservir ! Le genre de soirée auquel vous aimez repenser dans le taxi qui vous ramène à l'appartement en briques rouges de Bedford Avenue.
- le premier après-midi, à la terrasse du Five Leaves, il y a un couple au regard mal réveillé derrière des lunettes de soleil qui ne veut que partager un toast à l'avocat et au piment (enfin, avec un Manhattan, quand même), des touristes néerlandais qui veulent absolument goûter le hamburger avec de l'ananas dedans, des copines en pull très long qui n'arrivent pas du tout à se décider et nous, un peu grisés par le vol, le soleil, la douceur de l'air, qui ne nous demandons pas vraiment longtemps si toutes ces frites qui accompagnent le ABLT (un Avocado BLT) sont vraiment nécessaires.
- le samedi, au Smorgasburg de Williamsburg, sur les rives de l'East river, il est probablement préférable d'arriver le ventre vide (et donc de n'avoir pas déjeuné au Five Leaves...) pour pouvoir goûter les sandwiches au pastrami maison, finement tranché par des mains expertes, les whoopie pies, organics et coquets, les nouilles sautées, les meatballs, les bubble teas, les crèmes glacées, le pulled pork épicé... Mais il n'y a pas besoin d'avoir faim pour se repaître du spectacle des rives de Manhattan de l'autre côté du fleuve et du soleil qui s'y noie lentement.
- le dernier jour, flâner et se perdre dans les rues de Greenpoint avec ses immeubles en briques rouges, ses maisons aux façades pastel, ses boulangeries polonaises, ses pharmacies désuètes, ses échoppes à pizza, le plus joli fleuriste du monde, et, sans prévenir, Ovenly, une adorable pâtisserie où l'on peut s'asseoir autour de petites tables blanches pour goûter leur délicieux pumpkin cake, ultra fondant et assorti à la couleur des dahlias dispersés dans les petits vases alentours. Et il y a un Bakeri à Greenpoint désormais ! Définitivement mon quartier préféré.

* c'est Mia Hansen-Love qui évoque l'avenir du passé dans son entretien avec Laure Adler, infiniment plus réjouissant qu'Eden, son dernier film.
** vous pouvez le vérifier en écoutant la chanson ici. J'adore quand il dit Quatrième année d'histoire de l'art / A priori une fille c'est comme ça...

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mardi 30 octobre 2012

Des baisers que le froid givrait (romance en quatre parties)


Chapitre 1
Cette histoire lui fut racontée pour la première fois jeudi soir, vers 21h30, à la terrasse du petit restaurant où nous attendions qu'une table se libère. Ma voix hésitante et sourde ne se laissait pourtant pas distraire par le Crozes-Hermitage soyeux qui réchauffait lentement les sangs glacés par le souffle de la nuit.
Je commençai à décrire la longue journée qui venait de s'achever, ce discours presque ininterrompu que j'écoute d'une oreille concentrée, fait de souffrances secrètes, d'amours déçues, d'espoirs fragiles, de tristesse énigmatique et ravageante. Toutes ces vies qui déplient leur intimité maladroite et murmurent les yeux baissés les blessures brûlantes. Je me sens parfois minuscule à les aider mais ne renonce évidemment jamais, animée par une énergie constante, une force vive qui se matérialise en quelques phrases bienveillantes et toujours très pensées. Mais c'est juste épuisant. Surtout quand les imprévus s'enchaînent et qu'il faut bientôt renoncer à la trêve du déjeuner, habituellement déjà très discrète (le mercredi un sandwich maison avec un pain pita acheté un peu plus tôt au marché matinal, le jeudi une pomme, une tasse de thé vert pas trop chaud pour pouvoir être bu rapidement, deux financiers à l'orange du marché d'à côté, le vendredi ça dépend. Parfois un vrai déjeuner avec G., à la maison, avec toutes les fantaisies que cela autorise, sinon un börek viande hachée et fromage à la gargote turque à deux pas, ou un grand smoothie plein de fruits et des biscuits au chocolat…) Ce jeudi-là, pas le temps d'aller chercher des financiers à l'orange, mais j'avais apporté du gâteau au soja et à la noix de coco, préparé par ma mère et ramené parmi des dizaines d'autres victuailles, dont un canard laqué, qui s'est tenu tranquille pendant notre voyage en train, après un dimanche familial comme j'en cède rarement à mes parents, car je nourris peu d'appétence pour ces retours qui m'angoissent maladivement là où la seule évocation de ma chambre d'adolescente laissée dans l'état me soulève le coeur (par exemple, les portraits de Rimbaud alignés au-dessus du bureau font que je ne peux plus le regarder dans les yeux). Malgré une faim furieuse, je déballai avec mille précautions le petit paquet préparé par mon père et, sous le dernier pli de papier argenté, découvris les petits carrés jaune tendre, doux et parfumés, visiblement découpés avec beaucoup de soin. La première bouchée déjà me ravit, c'était frais, sucré sans excès, très fondant, et les souvenirs apparurent comme un feu d'artifice retentissant: je me revis enfant mélangeant la préparation soja-coco à l'aide d'une cuillère en bois dans la casserole émaillée, je revis aussi les déjeuners chez mamie qui se clôturaient par ces mêmes gâteaux et un thé au jasmin pour lequel elle glissait dans la théière quelques fleurs de jasmin qu'elle prélevait sur le jasminier du salon, je revis alors les plats délicieux de l'enfance, les boulettes frites, croustillantes et élastiques à la fois, le riz au poulet, tout collant de bouillon au gingembre, les travers de porc laqués, les soupes au poisson, les fondues fumantes, ma gourmandise insatiable de petite fille. Ce gâteau maternel si délicieux puisait son réconfort dans le contraste provoqué par sa douceur sucrée et la violence de ma faim qui avait grandit au fil des heures dans la violence de ce qu'il m'arrive d'entendre de la bouche de ceux qui ont pris rendez-vous avec moi. C'était un peu comme d'être entourée des bras de ma mère, chose qui n'arrive jamais car nous sommes timides en la matière. J'ai alors ressenti la tendresse immense de mes parents, à travers ce gâteau qu'elle avait préparé, qu'il avait emballé et, alors même que je tiens régulièrement un discours amer et dur sur la famille et l'enfance, du moins les miennes, je fus saisie par cette émotion inédite, le fait qu'on puisse penser à ses parents sur un mode rassurant.
Et j'ajoutai, au moment où la serveuse vint nous dire que notre table préférée était prête, En plus aujourd'hui, j'ai reçu une lettre de ma psychanalyste.

Chapitre 2
Je n'avais pas pris le métro en direction de l'université depuis plusieurs années. A la recherche du bâtiment où je devais me rendre (l'amphi L3), je me souvins que je fuyais souvent les cours de médecine au profit de cafés tièdes sur des tables poisseuses avec mon amie Gé. qui avait le bon goût d'étudier les lettres modernes (maintenant elle travaille dans le cinéma, ah!).
Dans l'amphithéâtre qui se remplissait avec autant de bavardages inaudibles, j'ai eu un petit frisson d'appréhension en voyant mon nom inscrit sur un carton replié posé sur la grande table de l'estrade. C'est assez étrange, après toutes ces années passées à écouter des centaines de cours rarement passionnants, de se retrouver un beau matin à la place de celui qui enseigne; la question de l'imposture avait déjà été soulevée au moment où j'acceptais avec enthousiasme et appréhension la tâche qu'on me proposait gentiment puis je l'ai refoulée parce que je crois que j'aime bien être sur scène en réalité.
Installée derrière un micro, avec la petite bouteille d'eau et le verre en plastique de rigueur, pendant qu'un universitaire très diplômé introduisait la matinée, je regardais les étudiants s'installer sur les chaises à battants. Rien n'avait vraiment changé. Il y avait toujours les besaces US personnalisées, les gobelets de café posés avec précaution à côté des notes, les garçons sérieux pull col V et cartable de terminale patiné, les garçons moins sérieux (en apparence…) qui sortent une feuille de papier et un stylo bille de la poche de leur manteau, les filles qui se recoiffent ou qui remettent un trait de rouge et celles qui notent tout, absolument tout, de ce qu'elles peuvent entendre. En réalité, dans ma robe à fleurs et ma veste anglaise, j'avais l'impression que peu de choses nous séparait finalement, que je n'avais pas tout à fait quitté leur monde et j'ai vraiment eu une sensation très étrange de soudaine responsabilité quand on m'a dit que c'était à moi de prendre la parole. J'ai pris une grande inspiration intérieure.
A la fin de la conférence, en ressortant sur le campus mouillé par une pluie d'automne tenace, j'aurais voulu aller prendre un café tiède avec Gé., l'écouter me raconter ses dernières amours, je revoyais son étui à cigarettes un peu chic, ses pantalons façon Annie Hall et son grand manteau, mais il n'y avait autour de moi que des silhouettes inconnues qui marchaient d'un pas pressé. Tous ces visages lisses et anonymes m'ont laissé le goût des années définitivement perdues.
J'avais déjà ressenti une émotion du même ordre quelques jours plus tôt à l'avant-première du prochain film très recommandable d'Olivier Assayas, Après-mai. Au début des années 70, Gilles, le double assumé d'Assayas, partage ses dix-sept ans entre manifestations lycéennes haletantes et risquées, peinture, poésie, séances de cinéma engagé, voyage-apprentissage en Italie et deux jeunes filles, Carole et Christine, avec qui il vit des histoires impossibles. Un après-midi estival, Carole le devance sur un chemin de sous-bois alors qu'il s'apprête à la retrouver à la gare en mobylette et sa silhouette me fascine. Elle porte une robe blanche très longue, avec un petit col qui remonte haut, plusieurs sautoirs et des spartiates en cuir brun mais Gilles apprendra qu'il ne s'agissait pas d'une robe de mariée. Christine a toujours le regard triste malgré sa détermination, son engagement est total mais pas lorsqu'il concerne le garçon qui essaie de l'aimer. Au-delà de l'aspect historique et politique du film, je suis surtout terriblement émue par la trajectoire de Gilles qui s'effectue au plus près de son désir de cinéma en empruntant des voies d'abord détournées. Son rapport à l'art, l'idée répétitive que le cinéma permet de revivre certains moments de la vie en leur attribuant un autre devenir (Carole qui apparaît plein cadre et tend la main à Gilles lors d'une projection) est une idée qui m'est chère et familière. Après le film, timidement, j'ai dit quelques mots à Olivier Assayas mais forcément, c'était un peu décevant parce que c'est définitivement compliqué de dire à quelqu'un qui ne vous connait pas Vous avez un peu changé ma vie quand même.

Chapitre 3
Concert de Neil Hannon à l'Ecole d'Architecture de Nantes. Il y a une fille avec une coupe à la Louise Brooks qui porte une robe en drap de laine vert sapin, un pull en jacquard et d'incroyables petites bottines vintage fourrées à lacets. Il y a un type immense avec une marinière, une veste en velours, des Converse (basses) et un tote bag Tindersticks (on me dit que c'est un journaliste de Magic). Toujours est-il qu'à l'ouverture des portes, je peux vous dire que tout savoir-vivre disparaît quand il s'agit d'avoir une place décente, aussi vintage soient les souliers que l'on a aux pieds. Neil Hannon, lui, dévale l'escalier de la salle en cravate, veste bordeaux sur chemise blanche et chaussures à semelle de crêpe. Il s'excuse d'être malade et installe très vite une proximité décontractée avec le public, un charme définitif émane de lui et tient à rien, c'est une posture, une phrase bien sentie, un sourire distancié. Même si l'ambiance n'est pas aussi survoltée qu'à la salle Pleyel (le sol ne tremble pas pendant Tonight we fly), le voir jouer sur l'immense Steinway me plonge dans une sensation d'ivresse ouatée très agréable. Après le concert, dans un café plein à craquer, un serveur infatigable et souriant apporte de délicieuses tartines au brocciu et pesto de roquette. Nous rentrons au milieu de la nuit sous une pluie battante et dans le brouillard.
Le lendemain, nouveau concert de Neil Hannon dans un lieu tenu secret. Nous disposons juste d'une adresse peu précise dans un quartier discrètement reculé. Au détour d'un bâtiment gris mis à vendre, une jeune fille bottes en caoutchouc et parapluie de rigueur, guette les arrivées hésitantes. Il faut tourner à droite et monter le petit escalier nous dit-elle à voix basse. Attention à ne pas glisser. De nombreuses flaques brillent un peu sur le chemin malaisé. En haut de l'escalier, comité d'accueil plutôt froid sous la véranda en teck. On croise des filles avec des nattes qui font le tour de leur tête et des garçons en petit blouson. La salle de concert est microscopique, juste quelques rangées de bancs d'écolier face à la scène minimaliste. Expérience très étrange. Quelques visages aperçus la veille se retournent aussi. Neil Hannon déboule à toute allure, pantalon souple et pull tout simple, l'air ravi. Avant chaque chanson, un spectateur contingent est poliment invité à glisser la main dans un chapeau tendu par Neil Hannon qui découvre donc, quasiment en même temps que le public le morceau suivant puisque le chapeau renferme des petits papiers portant chacun un numéro se référant à la liste de chansons posée sur le piano. C'est assez magique et excitant d'assister à un concert unique dans ses enchaînements et de surprendre Hannon lui-même très légèrement surpris à chaque fois par le suspense de la chanson suivante. Une proximité et une connivence s'installent très vite, surtout quand il s'approche vraiment de vous avec le chapeau… et le tend vers votre amoureux! Après le concert, dont je dérobe l'affiche en douce, dans un restaurant embourgeoisé mais au service diligent et courtois bien que l'heure fût tardive pour les dîners bourgeois, le Paris-Brest maison tient toutes ses promesses car le chou est tendre et bien frais, tandis que la crème se fait légère et intense en praliné.

Chapitre 4
Un weekend parisien très studieux s'annonçait puisqu'il serait question de psychanalyse lacanienne pendant deux jours. Malgré les aspérités théoriques qu'elles induisent parfois, j'ai toujours aimé écouter ces conférences érudites qui éclairent de façon souvent inattendue la clinique quotidienne. J'aime aussi entendre les récits de cure et ce qu'ils révèlent en creux avec beaucoup d'élégance et de pudeur à la fois, de celui ou celle qui la mène. J'aime ainsi m'asseoir et me laisser porter par ces discours qui au détour d'un concept savant viennent toucher quelque chose de sensible et personnel, c'est sérieux et jubilatoire en même temps. Le seul inconvénient, c'est le lieu où ces rencontres se tiennent, un bâtiment triste dans un quartier périphérique de Paris et d'où l'on ne sort pas de la journée, guettant des coins de ciel par les baies vitrées entre deux interventions. Mais pour nous récompenser de notre sérieux, le samedi soir, j'avais prévu de l'inviter à Spring, répondant à un désir très ancien étrangement lié à mon affection pour le nom du lieu, qui pour moi claquait comme une promesse.
Dès l'arrivée, les détails nous touchent: la discrétion de l'enseigne, le fait de sonner pour entrer, le sourire des serveurs, la lumière très douce autour des tables et la langue anglaise qui flotte dans l'air. Un groupe de dames à l'accent charmant finissent de dîner et pépient au-dessus de leurs tasses d'infusion en attendant un taxi, nos voisins sourient. Le menu, unique et non dévoilé à l'avance, est une suite ininterrompue de petits ravissements. Les textures, les couleurs et les parfums dessinent une cartographie du goût singulière et précise. Les huîtres se servent panées, avec un beurre très herbacé, ou crues avec du thon rouge de Saint Jean de Luz, fondant et velouté, aux côtés d'une vinaigrette de tomates très fraîche. Le rouget est nacré au milieu du pesto complexe et des olives de Kalamata, le pigeon est parfaitement rosé, son jus sombre fréquente le parfum capiteux des cèpes et le croquant acidulé des grains de grenade. Tout est assez épatant. Depuis ma place, j'aperçois la jeune femme qui s'occupe des desserts déposer avec délicatesse de très fines tranches de pomme verte sur la crème qui recouvre les carrés de gâteau aux noix, comme autant d'ailes de papillon. Mais mon dessert préféré fut cette glace au chocolat très intense qui surplombait un granité au café et des éclats de biscuits très parfumés. Ou alors cette mûre confite, seule et tentatrice, servie avec un étonnant beurre de miel. J'ai trouvé que c'était un endroit réjouissant et empli de tendresse. Après le dîner, nous sommes rentrés à pieds jusqu'à l'hôtel face au petit parc, j'aime emprunter les ponts qui enjambent la Seine la nuit.
Les conférences du lendemain matin me donnent l'impression de m'être secrètement adressées parce qu'il est question du fantasme d'un enfant à secourir, de la position de bonne élève, de la volonté d'être une fille classique. Ça alors. L'effet est tellement intense que lorsque G. me propose de sécher la fin d'après-midi pour traîner un peu au bord du canal, je dis oui tant j'en ai pris plein les oreilles et le coeur. De thé bien chaud en essayage de veste, de livres de photos en vagabondage de rue en rue, on est juste bien. Avant de reprendre le train de 22h08, je lui révèle ma botte secrète, un dîner comme dans les films d'Ozu, dans la jolie salle aux poutres sombres de Lengué. Les tempura de gambas sont épatants, les boulettes de poulet addictives, l'aubergine au miso ultra-fondante et les gyoza aux légumes bien replets et parfumés achèvent de nous convaincre. Le rythme des petites portions à commander au fur et à mesure du désir va bien avec le week end qui s'achève dans les douces vapeurs du saké. Chacun son sac à l'épaule, nous partons vers la gare bruissante des départs tardifs et dans le train ronronnant, je m'endors sur sa veste.

Après-mai, le film indispensable d'Olivier Assayas sort le 14 novembre.
Promenade est mon album préféré de Divine Comedy, surtout pour Tonight we fly et When the lights go out all over Europe.
Spring est au 6 rue Bailleul à Paris.
Lengué se cache au 31 rue de la Parcheminerie à Paris aussi.

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