lundi 2 novembre 2015

Fragments du Japon (2)


Pour des raisons restées obscures, j'étais en petite forme lors de ce voyage de printemps au Japon. Rien ne pouvait entamer mon enthousiasme (d'autant que les cerisiers étaient encore en fleurs ! Le premier après-midi au grand parc de Shinjuku, j'étais extatique) mais j'étais frappée d'un mal étrange et peu confortable, d'une part un urticaire quotidien, à recrudescence vespérale et d'une étendue assez impressionnante, d'autre part une toux qui me rappelle à chaque secousse qu'elle produit la petite fille archi-bronchitique que j'étais.
Au début du voyage, le jour où nous avions prévu de passer une partie de la matinée à Tsukiji, une pluie dense et sans répit s'est abattue sur Tokyo. Les grosses gouttes rebondissaient sans discontinuer sur les trottoirs. Abrités par l'indispensable parapluie transparent local, nous progressions assez péniblement dans notre expédition.
Tsukiji ne m'a pas du tout fascinée et au vu du nombre de touristes qui le fréquentent, G. dirait que c'est un endroit un peu trop face A... Plus tard, j'ai préféré les petits marchés croisés au hasard, avec les mamies qui choisissent leurs légumes au milieu d'étals monomaniaques (ici seulement des petits poissons séchés, là uniquement de l'omelette, là du tofu) et de bizarreries fascinantes (tiens, des mini poulpes farcis d'un oeuf de caille...)
Et puis ce matin-là à Tsukiji, je commençais à regretter d'avoir enfilé une paire de tennis pas complètement insubmersible (comme je ne porte que vraiment rarement des tennis, je n'en possède qu'une très vieille paire, vestige d'un temps lointain où je ne portais que cela). Un peu fatigués par l'horaire matinal et vaguement déçus, nous avons retrouvé quelques forces en nous offrant un thé brûlant et un café à infusion lente dans un endroit chic et suranné de Ginza. Apaisés par l'atmosphère feutrée et peu à peu réchauffés, nous avons même goûté une part de gâteau choisie sur une petite desserte dorée. Un genre de fraisier très aérien, très bon. A ce moment-là, je n'osais pas trop dire à G. que j'éprouvais une sensation étrange aux chevilles, une sorte de brûlure prurigineuse pour l'instant plus gênante que douloureuse.
Nous avons continué la balade, la pluie était particulièrement obstinée. Nous avons emprunté la ligne H du métro qui permet d'aller directement de Ginza à Nakameguro, le joli quartier au bord de l'eau. A quelques pas de la station commence la promenade le long des canaux et sous les cerisiers. Lorsque l'on remonte les rues pentues, outre la halte indispensable à Lotus Baguette (j'en reparlerai), on découvre des boutiques adorables de plantes, de vêtements aux couleurs douces, d'objets du quotidien aux formes simples. On peut marcher longtemps ainsi et visiter aussi les quartiers voisins de Daikanyama et d'Ebisu, ce que nous ferons un autre jour car pour l'heure, nous n'avions pas encore déjeuné, mes tennis étaient trempées, mes chevilles commençaient à me faire horriblement souffrir (je n'osais pas -encore- les examiner par peur de ce que j'allais découvrir) et la pluie ne nous laissait aucun répit. Quand nous sommes passés devant un micro restaurant d'où s'échappaient des effluves d'ail, de gingembre et de sauce soja, nous n'avons pas hésité. Le déjeuner n'était servi que jusqu'à 15h et il était 15h05 mais je pense que je faisais un peu pitié à voir ! Personne d'autre dans la salle que deux garçons qui parlaient de la nécessité d'être actifs sur les réseaux sociaux...
Nous nous installons. Je suis heureuse de me séparer enfin du parapluie qui, durant les dernières heures, était devenu comme un appendice de mon propre organisme. La nourriture est très bonne (un grand bol de riz surmonté de légumes pimpants et de karaage savoureux, une soupe miso, une salade très fraîche) mais j'ai vraiment très mal aux chevilles, que je me décide à examiner. Oui, là, dans le restaurant, et même je retire mes tennis qui sont dans un état indescriptible (un peu plus tard lors du voyage, dans un temple à Kyoto, au moment où il fallait se déchausser, j'ai vu une touriste française essorer ses chaussettes et j'ai éprouvé une grande empathie), je mets mes chaussettes à sécher sur une chaise voisine (la douleur m'avait retiré toute civilité, je m'excuse pour ces détails triviaux) et là, je découvre et je fais découvrir à G., mes chevilles écarlates, oedématiées, irritées par l'humidité et abîmées par mon grattage irrépressible de temps à autres lors des crises d'urticaire... J'ai si mal que j'en pleurerais. Je commence à dire n'importe quoi (genre "Si ça se trouve c'est un érésypèle !") et rien, ni l'antalgique avalé, ni les mots gentils de G. n'apaisent l'angoisse et la douleur. Bon, j'ai très envie d'appeler un taxi et de rentrer à l'hôtel mais G., dont la détermination n'est plus à prouver (rappelez-vous l'épisode de l'introuvable étagère à vaisselle indienne en plein marché de Bombay), restait persuadé que l'antalgique allait agir bientôt, que le déjeuner m'avait requinquée et que nous avions encore beaucoup de choses agréables à voir dans le quartier. Argh. J'ai cependant appris avec les années à faire confiance à cet état d'esprit et puis j'accorde depuis longtemps une plus grande confiance en ses compétences médicales plutôt qu'aux miennes.
Nous sommes quand même à nouveau sous la pluie. J'ai remis mes chaussettes et mes affreuses tennis trempées en serrant les dents. Nous avançons à petits pas et j'ai franchement envie de renoncer à poursuivre la promenade. Je commence à faire des plans de reddition : on pourrait chercher un taxi, je demande au chauffeur de faire un détour par l'échoppe de tayaki (on en reparlera aussi), on rentre à l'hôtel, je me traîne pieds nus jusqu'à la chambre, je prépare un thé et je savoure la douceur du repos en regardant la pluie et en me réjouissant de ne plus la subir. Je suis sur le point d'évoquer cette idée à G., quand, juste à côté du restaurant que nous venons de quitter, nous découvrons dans la vitrine de la boutique voisine des paires de bottes en caoutchouc ! Noires, basses, élastiquées sur le côté, presque aussi élégantes que des Chelsea boots ! J'en aurais pleuré de joie. Elles nous ont tellement aimantés que je n'avais pas vu à quelle point la boutique, qui s'appelle sobrement Note et Silence, se révèle jolie, claire, lumineuse, avec des vêtements aux lignes sobres, couleurs neutres ou teintes pastels. G. est hyper enthousiaste. La vendeuse, jupe longue et carré doux, est délicieusement polie, mais je demande quand même à G. de détourner son attention au moment où je me déchausse, d'autant que j'ai aussi demandé à essayer une paire de chaussettes (ce que l'on m'autorise à faire une fois que j'ai promis de les acheter) et que je n'ai pas du tout envie qu'elle voit l'état cutané de mes extrémités. Ils s'éloignent tous les deux examiner de grands sacs en tissu pendant que je m'emploie à examiner mes pieds. Je les tamponne lentement avec des mouchoirs en papier puis j'enfile cette paire de chaussettes japonaise. Elles sont couleur crème, avec des rayures pâles, rose et jaune. Le bienfait est immédiat. J'essaie les bottes. Je sens l'inflammation diminuer sous l'effet de ce nouvel environnement bien sec. Il ne persiste qu'un prurit, supportable on va dire. Ah. La vendeuse et G. me rejoignent. Il dit "Il faut que tu viennes voir, il y a vraiment plein de jolies choses". Et notamment un long manteau bleu marine, avec un col claudine. J'hésite avec un autre modèle, vert olive, muni de grandes poches. Mais la vendeuse dit Le bleu, c'est vous. Ainsi, une dizaine de minutes plus tard, protégée par un nouveau manteau et les pieds presque aussi heureux que moi, nous quittons la boutique sous les salutations polies et enthousiastes de la vendeuse qui est également allée chercher dans une pièce secrète un grand parapluie parce que dit-elle, quand il pleut à Tokyo, c'est mieux d'avoir un parapluie chacun.
Sur le trottoir brillant de pluie que je regarde désormais d'un oeil neuf, je remercie G. pour sa patience et sa bienveillance. Je profite aussi de la proximité d'une poubelle pour y laisser choir mes vieilles tennis. A quelques pas, un minuscule coffee shop nous attendait pour fêter autour d'un très bon café la balade qui commence désormais.
Quelques joyeuses heures plus tard, l'exaltation s'effrite un peu : nous venons de faire une longue halte à la géniale librairie Tatsuya mais il pleut toujours, il fait nuit, et nous sommes perdus dans les ruelles de Daikanyama. Nous sommes passablement fatigués et avons du mal à réfléchir. Mais, pas très loin d'une station service où un employé très concerné par notre égarement tente de nous redonner quelques repères géographiques, j'aperçois une façade très soignée, dont la porte est protégée par un beau noren gris-bleu. Il y a également un petit panneau en bois sculpté qui orne la petite allée menant à l'entrée. Nous ne comprenons évidemment rien du tout à ce qui est inscrit. Mûs par un certain instinct (et une fatigue certaine...) nous décidons tout de même de franchir le noren. Il y a un petit moment d'étonnement généralisé à notre arrivée, tout le monde nous dévisage brièvement. Tout le monde cela signifie, la serveuse qui portait un petit plateau avec un service à saké, les clients assis autour des quelques tables de l'entrée, les autres clients installés au comptoir derrière lequel s'active avec élégance et précision un maître sushi qui lui aussi nous examine avant de nous inviter à nous installer face à lui. Ce que je retiens de ce monsieur, c'est son visage tranquille et très souriant bien qu'il n'ait pas souri une seule fois de la soirée, dont je garde un souvenir fascinant et attendri car le spectacle était double, en plus de délivrer une sensation de repos et de sérénité absolument bienvenue. D'une part je contemple inlassablement les gestes précis, gracieux, presque mystiques de notre hôte qui surveille de très près le travail de son second et guette aussi l'air de rien les réactions sur le visage de ses clients lors de la dégustation. D'autre part, je découvre pour la première fois le goût d'un nigiri. Je ne sais pas s'il s'agit du vrai goût d'un nigiri mais c'est un goût définitivement inédit. Le riz est très discrètement tiède, il n'est ni acide, ni sucré mais presque fruité, sa saveur ne tranche pas avec celle du poisson mais elle la soutient, elle qui est suave et voluptueuse. Aucun autre sushi du voyage ne révèlera la même sensation. Nous picorons chaque pièce avec joie, curiosité et presque émotion. A un moment, une jeune femme qui dîne avec son mari à nos côtés, se tourne vers nous et nous dit dans un anglais approximatif "Alors, comment êtes-vous arrivés ici, dans ce restaurant de Daikanyama ?"...


Un billet dédié à A., qui se reconnaîtra.

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26 Comments:

Blogger Marie Ladybug said...

Oh c'est drôle, on a vécu une journée un peu pareille à Jersey ! Une pluie fine et inexorable... qui n'empêche pas l’émerveillement mais qui trempe tout, tout, tout, tout. Les chaussures les plus insubmersibles qui prennent l'eau. Les distances qui deviennent tellement énormes. Les plans qui se raccourcissent. À Jersey, ça s'est terminé dans le lounge de l'hôtel, avec mon tricot, une fenêtre sur la mer, dans un fauteuil de velours rouge. Et un trifle au dessert, servi par un maitre d'hôtel digne d'un vieux film anglais.

Un manteau bleu marine et des bottes basses pour affronter la pluie, voilà de beaux souvenirs japonais, à emporter dans d'autres aventures !

PS : Je ne me souvenais plus de cet épisode de l'étagère à vaisselle. Je pleure encore celle de la maison de famille de ma maman, en bois, patinée par les 100 ans de vie dans cette immense cuisine. Ma maman n'a pas eu le courage de la demander pour moi, elle est partie à la poubelle au moment de la vente de la maison. Gros chagrin.

PPS : C'est doux de te lire !

2 novembre 2015 à 20:25  
Anonymous Carole said...

Quel plaisir de vous lire. Je suis arrivée à la fin du récit sans m'en rendre compte. j'avais l'impression que vous étiez seuls dans cette ville.
Parfois vous ouvrez une porte et une scène se dessine avec des personnages : une boutique et la vendeuse, un restaurant et ses clients.
J'ai adoré l'ambiance que vous avez donné à ce séjour.
Bonne soirée, Carole

2 novembre 2015 à 21:12  
Anonymous clémence said...

Carole a joliment décrit l'effet que me fait ton récit...j'aurai pu encore lire quelques pages de votre promenade cahin-caha. Et tu m'as tellement titillé les papilles!

2 novembre 2015 à 21:32  
Anonymous Poppilita said...

quel plaisir de lire ce recit de voyage. tu m'as faite voyager :)

3 novembre 2015 à 08:23  
Anonymous Anonyme said...

Toujours tellement bien de te lire... Ecris plus souvent !

3 novembre 2015 à 18:48  
Anonymous Hélène said...

Ce récit, "notre petite soeur" hier en fin d'après midi, une douce semaine japonaise décidément, pleine de saveurs et d'affection partagée, d'un peu de mélancolie aussi. Merci de nous faire partager ces souvenirs!

5 novembre 2015 à 12:54  
Anonymous patoumi said...

Marie : mes vieilles tennis étaient des Veja qui dataient de 2005 ou 2006, tes billets sur les habits et leur longévité m'ont fait pensé à elles !
Jusqu'ici, Jersey n'évoquait pour moi que la rituelle sortie scolaire de CM2 ou de 6ème de mes petits patients et les caramels qu'ils rapportent en souvenir, il faudrait que j'aille vérifier par moi-même de quoi il retourne, tu m'as donné bien envie en tout cas !

Carole : quelle gentillesse toujours dans vos petits messages ! Merci beaucoup !

Clémence : je n'ai jamais aussi bien mangé que pendant ce voyage au Japon !

Poppilita : merci !

Anonyme : on va essayer :)

Hélène : la scène où le garçon entraîne Suzu à toute berzingue sur son vélo le long du chemin bordée de cerisiers m'a tant émue que j'en ai pleuré..

8 novembre 2015 à 10:57  
Blogger Cécile said...

J'aime toujours autant te lire... j'ai lu du coup le récit de vos aventures indiennes qui me donne envie d'aller plonger dans les archives de ton blog!

8 novembre 2015 à 15:11  
Anonymous Likeasquirrel said...

J'aime cette ambiance, ce récit lent des évènements. À chaque fois que je lis tes fragments du Japon, je fais une liste mentale de tout ce que j'aimerais goûter comme ces nigiri parfaits :)

8 novembre 2015 à 17:30  
Anonymous patoumi said...

Cécile : il y a plein de vieilleries poussiéreuses dans les archives et comme chacun sait "c'est pas parce que c'est vintage que c'est beau" ^^

Like a squirrel : j'ai quelques difficultés quand je me retrouve face à des nigiri désormais !

10 novembre 2015 à 00:22  
Anonymous Marie said...

Argh, j'ai encore toutes mes Veja... mais si elles doivent partir un jour dans une poubelle, ça me plairait que ça soit au Japon !

Jersey vaut le déplacement hors saison, c'est petit et grand à la fois, c'est bon d'être sur une île.

Douce fin de semaine !

12 novembre 2015 à 12:00  
Blogger Unknown said...

Magnifique texte comme d'habitude! je ne m'en lasse pas!
Sinon tu as du avoir une infection virale: urticaire et toux.

19 novembre 2015 à 22:45  
Anonymous patoumi said...

Marie : être sur une île prend quelque fois tout son sens... (et la Japon est une île ^^)
J'ai envie de me racheter des Veja toutes blanches...

Cher Inconnu: merci !

23 novembre 2015 à 23:46  
Anonymous Marie said...

La sensation de vivre sur une île est très étrange, réjouissante, oppressante. Je n'ai jamais ressenti ça en Angleterre... parce que c'est trop grand ? (J'ai racheté des Veja fourrées, uh uh.) De la douceur dans ton mois de décembre !

2 décembre 2015 à 08:03  
Anonymous Anonyme said...

Trop long silence! Rassurez-nous!

23 janvier 2016 à 07:43  
Anonymous Julie said...

oui... rassure-nous...

4 février 2016 à 22:40  
Anonymous Anonyme said...

Ce silence ouvre la porte à toutes les craintes. Est-il définitif?

6 février 2016 à 17:16  
Blogger Ananim said...

Patoumi tu reviens quand ? :(

9 février 2016 à 13:04  
Anonymous yvauauxlions said...

Vous manquez Patoumi.

10 février 2016 à 09:39  
Anonymous Anonyme said...

Au moins un petit signe de vie?

11 février 2016 à 10:42  
Anonymous Anonyme said...

Le deuil du Bataclan?

15 février 2016 à 08:09  
Blogger Catherine said...

Oh oui, tous les jours ou presque je viens "vous" voir.

14 avril 2016 à 13:22  
Anonymous Anonyme said...

Aucune explication?

15 avril 2016 à 08:37  
Anonymous patoumi said...

Merci Ananim, Yvaauxlions, Catherine Grive, et tous ceux qui m'ont envoyé des messages attentionnés.
Merci du fond du coeur !
J'ai mille choses à raconter mais aussi quelque chose à terminer avant de réécrire ici.
Bientôt j'espère !

19 avril 2016 à 00:27  
Anonymous Anonyme said...

Merci poir ve message rassurant! Du coup l'imagination se met en marche! A bientôt Patoumi

23 avril 2016 à 18:53  
Blogger Ananim said...

Genial !!

2 mai 2016 à 16:00  

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