Vos yeux près des miens flous (photographie retrouvée)
![](https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiRIdpJ3zEGXb9bp4ZiNuLJi7DXwUpoQc2A4Rg8OfHVmnz_eB06XcpwcUf9-AJ3AY9jgQiNEmvtuVDbKzyfa7-GD6pOpehpqL5VMQ9HIAcXcGzc9W_11z-iFT4N3XE7D8Mblatn5p2o-C1W/s400/patoumi2.jpg)
Je ne sais pas très bien qui avait décidé de l'acheter. Est-ce mon papy chinois pour photographier les terres qu'il trouvait pourtant trop froides pour y mourir? Est-ce mon oncle N. dont je n'ai remarqué que bien plus tard les bizarreries maladives? Est-ce mon père parce que c'est très français d'avoir un album de souvenirs? Etait-ce tout simplement pour qu'il reste une trace de leur survie, ensemble?
Je sais que les photos impression mate s'empilent dans un désordre étourdissant dans la grande armoire en noyer de mes parents. Il y a comme une triste timidité collective à les regarder, il me semble toujours que les sourires de chacun dissimule une douleur secrète, celle d'avoir quitté son pays, celle d'avoir perdu des proches, celle d'être un peu perdu soi-même sur ces nouvelles terres. Pourtant, il y a l'anniversaire des trois ans, petites bougies sur le gâteau de supermarché et couettes de rigueur, il y a le premier cartable sur le dos quand je portais une robe rayée verte et bleue, les pique-niques autour d'un étang avec les boîtes compartimentées qui renfermaient un peu de riz, du poisson séché, du concombre mariné salé, des oeufs de cane au sel, des petites galettes aux oeufs de poisson, du sauté de porc au gingembre. Sur celles-là, je porte souvent une robe jaune avec des petits palmiers gris. Il y a aussi la première voiture de mon père, une Deux-Chevaux couleur crème avec des sièges en skaï brun-rouge.
Parmi les cadeaux que nous avons échangés lors d'un pré-Noël juste à deux, il y avait cet appareil que je gardais depuis plusieurs mois dans mon bureau sans oser prendre le temps d'y mettre des piles, de retrouver la notice, perdue depuis les années 80, quand ma famille en avait fait l'acquisition. G. s'en est secrètement chargé à ma place et me l'a tendu avec l'idée silencieuse que je pouvais en faire quelque chose de bien. J'ai tout de suite pensé à Hervé Guibert qui disait qu'il se sentait photographe quand sur une pellicule de trente-six, il y avait juste une photo de bonne. G. m'a prévenue doucement: ne pas trop attendre d'une seule photo, en faire plein plein plein, sans inhibition, accepter qu'elle soit ratée, évidemment. Faire ce que j'aime sans penser trop à ceux que j'admire. J'ai revu nos photos de famille, quand mon oncle programmait le déclencheur à retardement et que nous nous serrions pour tous apparaître dans le cadre, je sens le bras de ma mère qui s'enroule sur mes épaules.
G. m'a aussi offert un livre mystérieux, qu'aucun de nous n'avait jamais feuilleté mais dont j'avais relévé la jolie couverture dans un des albums des Editions Paumes (je n'arrive juste pas à retrouver lequel). Pendant vingt ans, les auteurs de Photo trouvée ont collectionné des clichés délaissés, abandonnés dans des poubelles ou à l'oeil des badauds dans les cartons des marchés aux puces. Des photos d'anonymes qui retracent de façon humble et sensible un quotidien qui parait étonnament familier. Il y a une voiture au bord d'une falaise, une femme qui fait la sieste au soleil, une chute à bicyclette, une partie de tennis, une robe qui parait toute neuve, l'après-midi de la pêche à pied, un mur couvert de portraits, la dernière fois que je t'ai vu, probablement aussi. Je contemple pendant des heures ces vies passées. Je passe mon temps à mettre la mienne sur vingt-quatre poses au fil des jours, accumulant une impatience curieuse en attendant de les porter à développer.
![](https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhpKgwZ4c-jedEZp74t6shCN93YXYtXiRbivrQN8Vqm4F-MHmVP9E_Cj3Txa0kldfakqjBRQlJ0tqPEpChuF0SHWU9vdl8IrJWehe1iNj4EIpR0d_p081HN19CjTIqgmywfSdyZxEJmzSqz/s400/DSC_0521.JPG)
Comme j'ai beaucoup de choses à rédiger en ce moment, le temps se contorsionne, je fais un peu n'importe quoi avec l'hygiène de vie. Quand j'ai une journée entière à la maison pour travailler, je déjeune très tard, parfois à l'heure du goûter et dans une certaine hérésie diététique. Je n'aurais sans doute pas dû refaire le stock de nouilles déshydratées... mais dans chaque bol brûlant, il y a le souvenir des petits-déjeuners chez mes grands-parents et de la soupe de nouilles servies par mon grand-père dans un vieux bol Arcopal blanc à fleurs bleues. Cet après-midi, améliorée par du poireau émincé, un oeuf poché et du Sept-Epices japonais, dégustée en écoutant un pianiste évoquer ses souvenirs de Stockhausen, ma soupe de nouilles m'a aussi fait penser à la pizza-sandwich de Fanny, que je trouve absolument poétique dans sa simplicité déconcertante de gourmandise et de réconfort.
![](https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEj4pTbiUil3fjcF45EEa9-EcR6u3vlbeHT7ZMro-FoqNVApimz17LpU6Cs6ng37rw6lKbkxPP9p7Vvom82j4D0I8u5RNiesQI_xH9wyMBmdJByEmG8JXrqLOAC0O59MNBhNd17pDTvqGu7m/s320/DSC_0538.JPG)
Je sais que les photos impression mate s'empilent dans un désordre étourdissant dans la grande armoire en noyer de mes parents. Il y a comme une triste timidité collective à les regarder, il me semble toujours que les sourires de chacun dissimule une douleur secrète, celle d'avoir quitté son pays, celle d'avoir perdu des proches, celle d'être un peu perdu soi-même sur ces nouvelles terres. Pourtant, il y a l'anniversaire des trois ans, petites bougies sur le gâteau de supermarché et couettes de rigueur, il y a le premier cartable sur le dos quand je portais une robe rayée verte et bleue, les pique-niques autour d'un étang avec les boîtes compartimentées qui renfermaient un peu de riz, du poisson séché, du concombre mariné salé, des oeufs de cane au sel, des petites galettes aux oeufs de poisson, du sauté de porc au gingembre. Sur celles-là, je porte souvent une robe jaune avec des petits palmiers gris. Il y a aussi la première voiture de mon père, une Deux-Chevaux couleur crème avec des sièges en skaï brun-rouge.
Parmi les cadeaux que nous avons échangés lors d'un pré-Noël juste à deux, il y avait cet appareil que je gardais depuis plusieurs mois dans mon bureau sans oser prendre le temps d'y mettre des piles, de retrouver la notice, perdue depuis les années 80, quand ma famille en avait fait l'acquisition. G. s'en est secrètement chargé à ma place et me l'a tendu avec l'idée silencieuse que je pouvais en faire quelque chose de bien. J'ai tout de suite pensé à Hervé Guibert qui disait qu'il se sentait photographe quand sur une pellicule de trente-six, il y avait juste une photo de bonne. G. m'a prévenue doucement: ne pas trop attendre d'une seule photo, en faire plein plein plein, sans inhibition, accepter qu'elle soit ratée, évidemment. Faire ce que j'aime sans penser trop à ceux que j'admire. J'ai revu nos photos de famille, quand mon oncle programmait le déclencheur à retardement et que nous nous serrions pour tous apparaître dans le cadre, je sens le bras de ma mère qui s'enroule sur mes épaules.
G. m'a aussi offert un livre mystérieux, qu'aucun de nous n'avait jamais feuilleté mais dont j'avais relévé la jolie couverture dans un des albums des Editions Paumes (je n'arrive juste pas à retrouver lequel). Pendant vingt ans, les auteurs de Photo trouvée ont collectionné des clichés délaissés, abandonnés dans des poubelles ou à l'oeil des badauds dans les cartons des marchés aux puces. Des photos d'anonymes qui retracent de façon humble et sensible un quotidien qui parait étonnament familier. Il y a une voiture au bord d'une falaise, une femme qui fait la sieste au soleil, une chute à bicyclette, une partie de tennis, une robe qui parait toute neuve, l'après-midi de la pêche à pied, un mur couvert de portraits, la dernière fois que je t'ai vu, probablement aussi. Je contemple pendant des heures ces vies passées. Je passe mon temps à mettre la mienne sur vingt-quatre poses au fil des jours, accumulant une impatience curieuse en attendant de les porter à développer.
Comme j'ai beaucoup de choses à rédiger en ce moment, le temps se contorsionne, je fais un peu n'importe quoi avec l'hygiène de vie. Quand j'ai une journée entière à la maison pour travailler, je déjeune très tard, parfois à l'heure du goûter et dans une certaine hérésie diététique. Je n'aurais sans doute pas dû refaire le stock de nouilles déshydratées... mais dans chaque bol brûlant, il y a le souvenir des petits-déjeuners chez mes grands-parents et de la soupe de nouilles servies par mon grand-père dans un vieux bol Arcopal blanc à fleurs bleues. Cet après-midi, améliorée par du poireau émincé, un oeuf poché et du Sept-Epices japonais, dégustée en écoutant un pianiste évoquer ses souvenirs de Stockhausen, ma soupe de nouilles m'a aussi fait penser à la pizza-sandwich de Fanny, que je trouve absolument poétique dans sa simplicité déconcertante de gourmandise et de réconfort.